Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fois, « J’allais par des chemins perfides. » Dès à présent il va par des chemins obliques et détournés. Mais les ingénieux, les ravissants détours ! Bémols, doubles bémols, bécarres, à chaque mesure, à chaque pas, un « accident, » — c’est le terme technique, — mais toujours des accidents heureux. Tout change, tout module, tout chatoie et miroite. Des nœuds étroits se forment, non sans vigueur, non sans rigueur même, pour se dénouer avec une aisance imprévue. Éloignée un moment, égarée peut-être, la tonalité se rapproche et se retrouve. On croyait la voix embarrassée et captive, elle se dégage et se libère soudain. Clair de lune, Au bord de l’eau, les Roses d’Ispahan, combien d’autres encore, elles ont toutes, ou presque toutes, ces mélodies, même souplesse et même fluidité. Un reflet de la Venise de Gounod, écrivions-nous tout-à-l’heure du célèbre Clair de lune. Plutôt peut-être comme un prisme, au travers duquel se brise et se décompose le rayon. En vérité, si l’on osait transposer de l’ordre divin dans un ordre profane, bien qu’idéal encore, la psychologie et le langage mystique, on dirait volontiers de la mélodie de M. Fauré en général et de celle-ci plus que de toute autre : elle « a des artifices secrets, incroyables, pour se faire aimer » ; elle « a des éloignements qui nous approchent » et souvent, lorsqu’elle « se dérobe, » elle « se donne [1] »

« Harmonie ! Harmonie ! » On peut bien ici l’invoquer avec Musset, mais sans ajouter avec lui que c’est d’Italie qu’elle nous est venue. Autant que la mélodie, sinon davantage, elle est l’ingénieuse ouvrière des chefs-d’œuvre très français d’un Fauré. De quel musicien a-t-on raconté que, tout enfant, il cherchait sur le piano « les notes qui s’aiment. » Celles-là, qu’il connaît bien, doivent au compositeur du Clair de lune de nouvelles raisons de s’aimer. il en a réuni d’autres, qui s’ignoraient entre elles, et d’autres encore, qui croyaient peut-être se haïr. Ainsi, dans une forme de la musique autrefois individuelle et pour ainsi parler, solitaire, le nombre, de plus en plus, intervient, et le nombre, non seulement des notes, mais des voix. Au chant des lèvres humaines, le piano, qui ne faisait que l’accompagner, mêle désormais ses chants.

Avec, ou malgré cela, cet art subtil n’est pas d’un mandarin

  1. Bossuet.