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approcher. Les hautes murailles sont intactes, mais dedans tout est brûlé. Tout, c’est bien peu de chose ! En abandonnant leur kasbah, les gens qui l’habitaient ont emporté les troupeaux et les grains. Ce qui brûle, ce sont les portes, les troncs d’arbres entaillés d’encoches qui servent d’escalier, et les balcons de bois par où l’on entre dans les chambres, — si l’on peut appeler ainsi ces sortes de trous à pigeons creusés sur trois et quatre étages dans l’épaisseur des murailles, et qui n’ont de vue sur le dehors que par les longues meurtrières, seules fenêtres de ces immeubles berbères. Au-dessus de ces quatre tours, s’élève un mince filet bleuâtre, qui s’arrête parfois comme si le feu allumé dans la kasbah avait fini par s’éteindre ; et puis bientôt la fumée reparait avec l’air pacifique d’une fumée qui sort d’un âtre. Dans ce paysage pétrifié, accablé sous la chaleur, elle seule a l’air de vivre. Les yeux la suivent pendant des heures, s’étonnent de la voir s’arrêter. On attend qu’elle reparaisse, comme l’oreille guette la suite d’une chanson brusquement interrompue. Pauvre chanson, triste fumée !

On voit aussi, autour de ces murailles, tournoyer deux cigognes, dont le nid a dû brûler dès le premier jour de l’incendie, car on n’en distingue plus de trace. Leurs longues pattes roses pendantes, elles semblent vouloir se poser sur une des tours de la kasbah. Et puis, que se passe-t-il dans ces cervelles d’oiseaux ? Déception, chagrin peut-être de ne plus retrouver là leur plateau d’immondices et de broussailles ? D’un lourd battement d’ailes, le couple aérien s’éloigne, jamais persuadé, semble-t-il, par son constat d’incendie...

A l’autre bout de la vallée, qui n’a pas un kilomètre, se dresse une autre maison forte, toute pareille à celle que nous regardons brûler. Mais elle appartient, celle-là, à des gens d’une tribu différente ; et, de temps immémorial, entre ces deux demeures barbares, on échange des coups de fusil. Ceux de là-bas, qui n’ont pas fui, nous ont envoyé une vache, pour témoigner de leur désir de vivre en paix avec nous. Ce sont eux qui ont mis le feu à la kasbah rivale, dès que ses habitants l’eurent quittée. Et maintenant, ils nous demandent de dynamiter les murailles, pour empêcher leurs voisins d’y revenir le jour où nous serons partis. Ah ! ce n’est pas ici un pays idyllique, et ce n’est pas pour ces Berbères que le Prophète a dit : « Le sort le plus heureux pour un homme est vraisemblablement d’avoir