Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/611

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sentinelle à quelque distance du camp, allumaient de grands feux pour éclairer la campagne. Rien alors ne troublait plus le silence que le tapage des chevaux qui se battent, se mordent avec des hennissements affreux, se détachent, galopent et menacent dans leur débandade d’arracher quelques tentes avec ses cordes et ses piquets. On entendait aussi, à des intervalles réguliers, retentir des cris étranges qui semblaient être la voix de quelque bête inconnue. Dans l’esprit ensommeillé passait le souvenir des héros de Fenimore Cooper, et l’hallucination des âges où des hommes vêtus de peaux de bêtes s’affrontaient à la hache de silex. C’était les sentinelles qui pour se tenir éveillées et s’avertir les unes les autres, poussaient cette clameur suraiguë à la lueur des hauts genévriers qui flambaient sur pied comme des torches... Enfin, à l’approche de l’aube, il y avait un moment de silence, et presque de froid, qui favorisait le sommeil. Mais lorsque les yeux se rouvraient sous la piqûre intolérable des mouches, tout le pays flambait déjà, flagellé par l’astre implacable qui n’épargne rien ni personne, et qu’autrefois cette terre adorait avec terreur sous les traits du cruel Moloch, le Dieu au ventre de feu et aux cornes de taureau.


III. — LES DEUX KASBAH RIVALES

Tout à l’heure, quand les cigognes vont revenir chercher leur nid sur la kasbah incendiée, elles ne retrouveront même plus les quatre hautes tours rougeâtres. Pour satisfaire les gens qui habitent la kasbah rivale, à l’autre bout de la vallée, nous allons achever l’œuvre du feu et jeter par terre ces murailles déjà lézardées par les flammes. A trois heures tout doit sauter. Et ma foi, c’est assez triste de voir nos sapeurs disposer sous la fière bâtisse montagnarde des pétards de dynamite.

Cette exécution capitale a mis tout le camp en rumeur. Chacun est debout devant sa lente, ou bien assis sur un rocher à l’ombre d’un chêne vert rabougri. Les Juifs, attachés à la colonne comme les mouches au flanc des mulets, abandonnent avec une hâte comique leurs abris de toiles et de branchages installés trop près de la ruine, pour mettre à l’abri de l’explosion quelques bouteilles de piquette aux étiquettes fallacieuses d’Yquem ou de Château Margaux. En regardant leur débandade de calottes graisseuses et de robes noires affolées, un