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grand nègre, nu comme un ver, montre dans un énorme rire ses dents, aiguisées à la lime, de cannibale mal rassasié. Les chevaux et les mulets, étonnés probablement de cette agitation insolite à cette heure de la journée, relèvent leurs têtes alourdies et cessent de brouter leur ombre. Et tout en haut d’un rocher, qui semble placé tout exprès au penchant de la colline pour dominer le spectacle, un groupe de femmes vêtues de bleu se tient debout dans l’attitude et les longues draperies simples des femmes qui composaient le chœur d’une tragédie d’Eschyle.

Toujours, paisiblement, de la kasbah qui va sauter monte le filet de fumée bleue qui exprime d’une façon si trompeuse le repos et la vie qui continue. On a peine à s’imaginer que d’ici quelques minutes cette construction massive, qui donnait à quelques centaines de gens le sentiment de la sécurité et, chose étonnante, du confort, ce violent poème barbare qui s’élevait si fièrement dans cette solitude, n’aura plus ni forme ni couleur, ne sera plus que de la terre éboulée...

A trois heures juste, un grand jet de fumée noire ; un énorme fracas, comme d’un grand arbre qui se brise, auquel succèdent tout de suite des vociférations sauvages. Ce sont les femmes bleues, debout là-haut sur le rocher, — les femmes de la kasbah voisine, — qui saluent de leur joie féroce l’écroulement de ces murs ennemis, où hier encore s’abritaient des Chouma, des Aïcha, des Doho, toutes pareilles à elles-mêmes, errantes maintenant. Dieu sait où, à la recherche d’un gite, avec leurs ânes, leurs moutons et leurs enfants. Cris d’oiseaux dans la tempête, ululements de chouette dans la nuit, glapissements de chacal ou de renard en chasse, appels terrifiants des sentinelles nocturnes... quel souvenir d’une chose déchirante pour les oreilles et pour l’âme arriverait à donner l’idée de ces terribles cris de bête, où passe un sentiment humain ? Elles s’exaltent, ces forcenées, dans le triomphe et les vociférations ! Leur immobilité ajoute à l’étrangeté de la scène, et, mieux que des gestes de violence, les fait paraître implacables et sauvages. Leur fureur, qui jaillit en cris du plus profond de leur être, semble les avoir pétrifiées, les glacer elles-mêmes de terreur. Le bruit de l’explosion s’est éteint ; la fumée s’est dissipée ; une poussière rouge et noire retombe lentement à terre ; mais là-haut l’horrible clameur s’élève toujours sur le rocher. Et