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même très longtemps après que les ululements ont cessé, il semble qu’on les entende encore, mêlés aux grands oiseaux de proie qui vont et viennent mollement, presque sans battre des ailes, dans l’onde de la vallée bleuâtre.

Les quatre tours de la kasbah sont par terre, dressant encore ici et là de hautes aiguilles menaçantes qu’on fait tomber avec des cordes. En une seconde, tout a changé d’aspect. A peine reconnaît-on maintenant la petite vallée où s’élevait le château-fort. Elle semble étrangement agrandie et toute vide, comme si cette haute demeure avait eu, de son vivant, le privilège de rassembler le paysage autour d’elle, et que les choses, rendues désormais à elles-mêmes, aient repris leur liberté et se soient écartées pour toujours de ses décombres.


Pourtant, cette kasbah n’est pas morte ! Elle va ressusciter demain d’une façon immatérielle et touchante dans les poèmes que les femmes berbères improvisent à la veillée, et que l’on chante aux marchés, aux moussems et aux fêtes. Poèmes d’une inspiration infiniment plus primitive et plus rude que les poèmes homériques, et où s’exprime naïvement ce qu’il y a dans l’âme humaine de plus profond et de plus simple. Au milieu de cette montagne d’une âpreté si sauvage, quel étonnement de découvrir cette fleur imprévue, cette musique du cœur qui s’enchante de sa plainte ou s’excite à la haine, cette voix à laquelle les hommes qui l’entendirent pour la première fois donnèrent le nom de poésie ! Cela jaillit de l’âme avec la rapidité d’une balle qui sort du fusil ou d’une larme qui tombe des yeux. C’est beau, simple, déconcertant comme toutes les choses qu’on voit naître. On dirait que sous le regard se forme la première goutte qui alimente un fleuve éternel. Ce sont des chants de guerre célébrant une victoire ou le courage d’un guerrier qui s’est emparé d’un cheval, ou des injures à l’homme qui a fui, ou des imprécations à la colline, à la vallée qui a laissé passer le Roumi :


O défilé du Smaïs, comment as-tu été distrait.
Quand l’homme au canon est venu ?
Pauvres maisons, il vous a toutes rasées !
Obus, vous avez défoncé Asaka,
Vous avez défoncé Taabdit.