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Probablement, je n’entendrai jamais le lamento qu’en ce moment quelque poétesse improvise, je ne sais où dans les rochers, sur l’explosion de sa kasbah. Ce sera sans doute une plainte toute pareille à celle-ci :


Je te désirais, ô guerre sainte !
Je t’avais achetée, ô cartouche !I
De la poudre, j’en avais.
Arriva l’homme au canon.
Il y avait aussi le Glaoui.
Ils tirèrent la taraka[1].
Je disais : « Ça n’est qu’une tôle. »
Mais il fallut fuir, ô Doho !
Ils ont pris tous mes bijoux,
Je perdis tous mes vêtements.
Mieux vaut recevoir des balles
Que de se soumettre, par Dieu !


Peut-être aussi que les femmes qui vociféraient tout à l’heure en haut de leur rocher, vont célébrer ce soir par des chants, accompagnés de tambourin, la mort de la kasbah détruite. Peut-être y a-t-il parmi elles quelque ménade inspirée, quelque Noailles barbare. Et je ne sais quelle curiosité me pousse du côté de ces furies, chez qui l’inspiration peut descendre. Je les aperçois là-bas, sur une aire à battre le grain, parmi des enfants et des poules. Comme elles sont laides, flétries, sans âge ! Est-il possible que ces mégères penchées sur le fumier, si près de l’animalité, si mêlées à la bête, au mouton, à la chèvre, sachent trouver, à l’occasion, des rythmes et des mots si touchants pour exprimer des sentiments éternels ? Où s’égare le souffle divin ? Où va l’esprit de poésie ? Autour d’elles tout est sordide, la vache maigre, l’âne pelé, l’enfant sale et teigneux ; la kasbah n’est qu’une étable ; Doho est une vraie sorcière ; Aïcha n’est guère plus belle… et pourtant si ! Doho est belle et Aïcha est charmante ! La vache n’est pas maigre, l’âne n’est pas pelé ; les enfants ne sont pas teigneux, les champs ne sont pas des pierrailles. Le ruisseau est une rivière et la kasbah un palais. Et cela est plus certain mille fois que si je le voyais de mes yeux, car la chanson le dit, et le chant qui vient du cœur ne ment pas.

  1. Mitrailleuse.