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descendre dans un éboulis de rochers, où tout autre cheval qu’un cheval marocain se fût cassé les pattes ; puis remonter une autre pente, non moins brutale et difficile, avec de larges pierres plates disposées en gradins comme un escalier gigantesque. Tout cela prit du temps. Quand j’arrivai là-haut, je trouvai toute la harka rassemblée autour du Fqih. Assis sur sa chaise de jardin, appuyé contre un chêne vert, il donnait des ordres à ses gens de sa voix sourde et bredouillante, comme si rien ne s’était passé. Je m’approchai. Il me sourit en inclinant la tête, et m’invita du geste à m’asseoir.

À quelques pas de là, une vingtaine d’esclaves tenaient à bout de bras des tapis, formant une tente à ciel ouvert où l’on avait porté le jeune Abd El Malek, afin de le soustraire aux regards. Seules, deux personnes de sa suite avaient suivi le médecin dans cette chambre improvisée et l’adjuraient, suivant l’expression marocaine, « de donner son doigt le meilleur, » c’est-à-dire d’employer pour le blessé toutes les ressources de son art. Et cependant ils hésitaient à entrouvrir les vêtements de leur maître pour montrer sa blessure, parce qu’il est déshonorant pour un chef de laisser voir une partie quelconque de son corps. Et le blessé ; lui aussi, étendu sur un tapis, jetait des regards suppliants pour qu’on ne le découvrît pas, — cela autant par pudeur que parce qu’il se sentait tout souillé.

Quand le médecin, avec discrétion, mit à nu la partie du ventre où la balle avait frappé, les deux hommes détournèrent la tête, Abd El Malek ferma les yeux. L’abdomen avait été traversé ; les intestins s’échappaient des deux côtés. On ne pouvait que bander la plaie pour envoyer le moribond jusqu’au poste de Tanant où il serait opéré, s’il y arrivait encore en vie. Comme il s’agissait d’un voyage qui devait durer plusieurs heures dans des conditions difficiles, le mieux aurait été de ramener les cuisses sur le ventre pour assurer plus fortement le bandage. Mais le médecin ne le fit pas, sachant trop bien qu’un grand seigneur berbère, même à l’article de la mort, n’accepterait jamais d’être troussé comme un poulet.

Le pansement touchait à sa fin, quand le long visage terreux de Si Madani Glaoui apparut au-dessus des tapis que soutenaient toujours les esclaves. Il dit le mot le plus banal de la causerie marocaine : « Labês ? » (Comment cela va-t-il ?) — « Labês chouia… » (Doucement), répondit Abd El Malek, avec