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un sourire forcé qui contredisait ses paroles. Le long visage terreux disparut. Si Madani revint s’asseoir sur sa chaise de jardin et se remit à donner des ordres d’une voix toujours égale. sans laisser voir une seconde son âme troublée à ses gens.

Le médecin ne lui cacha pas que la blessure était tout à fait grave et qu’il fallait se hâter de transporter Abd El Malek à Tanant, car toute minute qui passait diminuait ses chances de vie. Mais cette fois encore il fallait tenir compte du caractère et des coutumes berbères, organiser une escorte de piétons et de cavaliers, désigner les notables qui en. feraient partie, prendre des gens dans chacune des tribus qui avaient envoyé des contingents à la harka, choisir les piétons à qui reviendrait l’honneur de porter le blessé sur leurs épaules, enfin résoudre encore d’autres questions que j’ignore, mais imposées par l’usage, avant de se mettre en chemin. Pendant ce temps les minutes passaient ; et quoi qu’eût dit le médecin, Si Madani, au milieu de ces lenteurs, ne montrait aucune impatience. Sans doute y avait-il au fond de son esprit la croyance que les choses inscrites au Livre du destin doivent nécessairement arriver, et que c’est une idée assez folle de donner tant d’importance à quelques minutes perdues quand il s’agit de la vie et de la mort.

Cependant on avait porté le pauvre Abd El Malek hors de l’enceinte des tapis. Son beau visage avait pris les couleurs pourrissantes d’un marbre que le temps a verdi ; et dans cette lividité ses yeux immenses, grands ouverts, et ses lourdes boucles noires brillaient de toute leur chaude vie et d’un éclat impressionnant.

Après de longs palabres et toute une heure perdue, l’escorte qui devait l’accompagner se trouva enfin réunie. Quittant sa chaise de jardin, son père s’approcha pour lui dire un ou deux mots d’adieu qui s’embrouillèrent dans ses dents jaunes et que le blessé n’entendit pas. Déjà les cavaliers s’éloignaient, et leurs chevaux cherchaient avec précaution dans les pierrailles du ravin la place où poser leurs sabots. Quatre piétons soulevèrent le brancard sur lequel le jeune homme était couché. Et chose inattendue, je vis soudain s’ouvrir au-dessus de la tête de ce jeune guerrier d’un autre âge, le large parapluie aux baleines cassées, qui m’avait paru si comique, pendant la marche de la harka, suspendu en bandoulière sur le dos d’un fantassin...