Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/687

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le vide ou la laideur des personnages qui l’entourent, le néant tout conventionnel de ces mondains qui s’agitent autour d’elle ; elle respire avec délices la fraîcheur d’une jeune âme qui s’est donnée à elle comme on se donne à cet âge, par simple dévouement. Elle trouve un jeune frère, une nature comme la sienne dans cet adolescent qui ne calcule rien et qui, sur un mot d’elle, sans zèle ni foi royalistes, va se faire trouer la peau ou courir l’aventure de se briser sur les rochers, afin d’obtenir un sourire.

Et cependant, nous voyons avec étonnement qu’au lieu de s’abandonner à cet amour qui la ravit, la jeune femme y oppose une résistance opiniâtre. Nous la voyons, dès que son ami cesse d’être pour elle un gentil camarade, pour tenter d’obtenir quelque chose de plus, soudain pâlir, presque défaillir, atterrée, consternée, navrée. C’est ce qui arrive la première fois qu’au retour d’une de ses dangereuses courses, l’adolescent essaie de lui baiser la main : il ne sent plus tout à coup dans la sienne qu’une main froide, insensible, sans vie, qui retombe aussitôt le long du corps, comme morte. Et c’est ce qui arrive encore beaucoup plus tard, un soir qu’après un instant de confiance et de tendresse presque complète, où elle presse sur son sein la tête de l’amoureux, celui-ci en profite, presque involontairement, pour lui donner un long baiser : « Avec un cri de surprise, ses bras se dénouèrent, comme si une balle l’avait tuée... Elle ne dit pas un mot et ne fit pas un signe. Elle était là, debout, perdue dans une rêverie absorbée. Je sortis en hâte, la tête basse, comme prenant la fuite pendant qu’elle ne me regardait pas. Et cependant je me sentais regardé fixement, avec une sorte de stupeur qu’elle avait sur ses traits et dans tout son corps, comme si de toute sa vie elle n’avait jamais su ce que c’est qu’un baiser... »

C’est là, n’en doutons pas, le « mystère » du roman, l’énigme que porte en elle cette fille adorable, avec sa beauté de jeune garçon et cette séduction infinie, et ses doux yeux pareils à une poudre de saphirs, et cette voix de contralto qui semblait sortir d’elle presque sans remuer ses lèvres, comme si les paroles se formaient dans l’air autour d’elle d’une manière indépendante, et « n’étaient pas un son, mais une émotion qui se communiquait directement au cœur. » A vingt reprises, M. Conrad est revenu sans nous lasser jamais autour