Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/688

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ce secret étrange qui paralyse en son héroïne la puissance du bonheur.

Vingt fois il nous laisse pressentir la contradiction singulière qui fait que cette exquise créature d’amour ne cesse de se défendre de l’amour. Vingt fois, nous sommes surpris par le contraste subit qui nous fait apparaître, dans cette sœur charmante de la Princesse de Bagdad et de la Dame aux Camélias, qui a passé entre les bras de tant d’hommes, une statue rigide « faisant penser, avec ses yeux étroits, ses larges sourcils et ses pommettes très élevées, » à quelque beauté de ces « races lointaines de tribus étrangères, aux figures de femmes sculptées sur de très vieux monuments, et à celles qui dorment ignorées dans leurs tombes. » Et à la souplesse ondoyante de la femme de plaisir, succède brusquement cette immobilité frappante, « comme celle d’une idole sculptée il y a six mille ans pour exprimer à jamais cette part d’inconnu et de mystère qu’il y a dans toute femme. »

Ainsi, nous ne saurons jamais quelle crainte ou quel scrupule retient toujours cette pécheresse sur le bord du seul amour véritable de sa vie. M. Conrad est trop artiste pour ne pas laisser autour de la délicieuse fille une large zone d’inexpliqué. Il se garde de la tirer d’une pénombre indécise. Mille sentiments complexes baignent dans le clair-obscur où nage cette âme ardente. A-t-elle seulement la sécheresse, la défiance de la vie qu’elle a prises trop jeune à l’école cynique et raffinée d’Henry Allègre ? Est-elle trop édifiée sur la bassesse des hommes qui la convoitent pour sa richesse, ou pour la beauté de son corps, ou pour la gloire de posséder une femme à la mode ? A-t-elle pitié des misérables qu’elle voit se traîner à ses pieds, et en a-t-elle conçu une espèce d’horreur pour le pouvoir de sa beauté, capable d’affoler les hommes jusqu’au crime, au désespoir et au suicide ? Craint-elle, en se donnant à l’homme qu’elle adore, d’altérer l’image que celui-ci porte d’elle dans son cœur ? Redoute-t-elle de ne lui apporter qu’une âme déveloutée, un corps déjà flétri, et de profaner encore tout ce qui lui reste de virginal, le reflet d’elle-même dans les yeux d’un enfant ? Libre à nous de choisir entre ces explications. Mais peut-être, quand on se souvient des premières expériences de la gardeuse de chèvres et de son premier contact avec les choses de l’amour ; quand on se rappelle ce cousin qui lui jetait