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Delacroix en 1858, je vous en ai déjà parlé et de l’impression qu’il m’avait produite au moment où je peignais le Massacre de Scio. Lui et Turner sont de véritables réformateurs. Ils sont sortis de l’ornière des paysagistes anciens. Notre école, qui abonde maintenant en hommes de talent dans ce genre, a grandement profité de leur exemple. Géricault était revenu tout étourdi de l’un des grands paysages qu’il nous a envoyés. » C’est donc Constable et Turner, qu’il faudrait placer à l’origine de notre paysage français contemporain, et non pas Guaspre ou Poussin, Georges Michel ou Bruaudet.

Si le classement par séries d’œuvres du même maître ne sert ni à l’enseignement technique de la peinture, ni à la vérification d’une loi générale, ni même à l’histoire des influences d’une école sur l’autre, à quoi sert-il donc ? Disons-le : il sert à mettre en évidence la « manière, » ou les manières, d’un maître... Par l’accumulation et la répétition de ses indices signalétiques, il permet de déterminer mieux ce qui l’identifie. On fait plus aisément de l’anthropométrie artistique, selon le système de Morelli. On discute plus aisément, par conséquent, les attributions nouvelles. Or, « l’identification, » voilà le problème qui passionne le plus l’érudit, parce qu’elle est en rapports directs avec ses déchirements de textes. Et la signature, parlant la valeur marchande, voilà ce qui passionne le plus le collectionneur. Le chartiste cherche une date, le collectionneur cherche un prix. Il ne court pas au musée pour s’enivrer de joies esthétiques comme Jules Breton ; il n’y va pas davantage pour y dérober le secret d’une couleur, comme Delacroix ou Fromentin, ni pour vérifier une loi de l’esprit humain, comme Taine. Enthousiasme, technique, secrets de la facture et de l’optique, sensualité de l’œil ou nuances du sentiment, fadaises ! Il va voir si l’œuvre entier d’un maitre réputé, coté, paraphé par la critique, ressemble à quelque chose qu’il a chez lui et dont il veut établir la valeur.

C’est un point de vue : ce n’est pas le seul. Ce n’est pas, en tout cas, celui de ces foules obscures, anonymes et modestes, peu fortunées, des curieux d’art, des rêveurs, des travailleurs, qui viennent au Louvre, sans aucune velléité de collection, ni prétention de pédagogie, qui n’ont, ni ne pourront jamais avoir chez eux une œuvre d’art, mais qui trouvent, là, un trésor tel que nul, chez les grands de ce monde, ne peut l’égaler.