Il s’agit de savoir si les musées nationaux sont faits pour les seuls chartistes et les riches collectionneurs, ou s’ils sont faits pour cette foule. Oh ! ce n’est pas qu’elle ait une opinion arrêtée sur la disposition des salles, le classement des œuvres et la répartition des écoles, ni même une opinion quelconque. Non, assurément. Mais elle souffre d’être désorientée. Tout remaniement, qui disperse ses maîtres préférés et bouleverse ses habitudes, lui est pénible. Et surtout, elle tient à ce qui faisait, pour elle, la gloire du Louvre, à ce qu’elle y a toujours cherché avant tout, au Salon Carré. Si on l’avait consultée, nul doute qu’elle eût protesté contre son démembrement. :
A cette protestation du public, les pouvoirs officiels, s’ils répondent, répondront : « De quoi vous plaignez-vous ? Et que voilà de grands mots pour peu de chose ! Il y a longtemps que ce « démembrement, » ou plutôt cette transformation, se fait. Le Salon Carré perpétuellement s’en va pièce à pièce. Depuis bien des années, les vieux Flamands sont rentrés chez eux, les Espagnols aussi, les Hollandais de même. Ne vous en êtes-vous pas aperçu ? Il est bien tard pour crier au scandale. Le scandale est que ce chaos ait duré si longtemps. De quel Salon Carré, au juste, portez-vous le deuil ? Celui qu’a célébré Théophile Gautier n’est pas celui que nous avons connu. On l’a remanié cent fois. On le remanie une fois de plus, voilà tout. »
Non, ce n’est pas tout. Il est vrai que, depuis un demi-siècle, quelques toiles ont été déplacées, mais peu. Le changement le plus notable a été la disparition de la Joconde. Mais celui qui l'a opérée a négligé d’invoquer des raisons d’ordre didactique, et la conservation des musées n’a pas revendiqué l’honneur de ce remaniement. Le Salon Carré, malgré ses modifications successives, était resté, dans son ensemble, la même sélection glorieuse, une réunion des sommets, comme on peut s’en assurer en relisant sa description par Théophile Gautier, Cette fois, on ne le remanie pas : on le supprime. Il devient une salle comme les autres et perd son caractère de prisme universel. C’est comme si l’on divisait toutes les lentilles et les forces éclairantes dont se compose un phare puissant, dressé sur la mer, afin d’éclairer de ses débris une foule