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de maisons sur la côte. Cela peut se soutenir ; c’est une conception économique. Il y a certainement un avantage à disperser les lumières : on éclaire plus de choses différentes et de plus près. On fait mieux voir les petites choses. Seulement, le phare se voit de loin.

Le Salon Carré se voyait de loin. C’était le phare du Louvre et de la France artistique pour les rêveurs et les chercheurs de beautés répandus sur toute la surface du globe. Cela n’existait qu’en France. C’était donc pour eux le grand trait signalétique de notre musée, la lueur qui brillait au fond de leurs souvenirs de voyage et illuminait de ses puissants reflets les monotones et grises images de la vie. De petites salles de musées, des cabinets avec des suites de maîtres de la même école, ils en avaient vu ailleurs : un foyer lumineux fait de tous leurs rayons conjugués, ils ne l’avaient aperçu que là. En le transformant en une salle comme les autres, il ne faut pas dire qu’on se borne à déplacer ce foyer : on l’éteint.

La seconde raison qu’on en donne ne vaut pas mieux que la première. On invoque le danger de l’arbitraire dans le choix des toiles et la difficulté où l’on est de remplir le Salon Carré de chefs-d’œuvre incontestés. « Qu’y mettre ? dit-on. Comment décider entre tant de chefs-d’œuvre ? De quel droit dire à la foule : Ceci est supérieur à tout le reste ? Que savons-nous si l’avenir ne nous contredira pas ? »

Sous une apparente modestie, ce raisonnement dissimule une merveilleuse prétention à juger mieux que nos pères. Nos pères nous ont dit : voilà les chefs-d’œuvre ! Ils ont fait le Salon Carré. En le défaisant, nous ne faisons pas acte de modestie, mais d’outrecuidance. Nous ne prenons pas la responsabilité d’un choix : nous prenons la responsabilité d’une ruine. Garder le Salon Carré, n’était rien préjuger, ni juger pour l’avenir : c’était respecter le passé. Ce n’était nullement sauvegarder la libre appréciation du public, qui n’a pas été le moins du monde consulté dans cette affaire, mais lui supprimer une de ses traditions les plus respectées.

Au reste, l’arbitraire, qu’on prétend redouter dans le choix des chefs-d’œuvre, on va s’y livrer dans le classement nouveau. Car tout classement est arbitraire. Le classement par pays ne l’est pas moins que les autres. Car dans quel pays classer un artiste ? Dans celui où il est né ? Dans celui où il a appris son