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Ce n’était ni un savant, ni un philosophe ; mais en matière philosophique et surtout scientifique, il avait plus que des « clartés, » plus même que d’abondantes lectures ; il avait l’intelligence et le sens des questions, et je sais un savant et philosophe contemporain, M. Edouard Le Roy, qui admire fort les portraits « scientifiques » de Sainte-Beuve, — notamment son essai de la Revue sur Ampère, — et qui les proclame une chose unique dans notre littérature. A une époque où la science positive menace de tout envahir, et où la critique même se propose de lui faire concurrence, il n’est pas mauvais, — dût-on, comme ce fut le cas de Sainte-Beuve, résister à cet entraînement, — de savoir ce que c’est la science, et de pouvoir parler son langage.

Il était possible au temps de La Harpe de n’avoir, en fait d’histoire, que des notions assez vagues. Sainte-Beuve a si bien changé tout cela que, parfois, l’on peut se demander s’il n’est pas encore plus historien que critique. En tout cas, il s’est, toute sa vie, passionnément intéressé à l’histoire, et non pas seulement à l’histoire conçue dans ses rapports avec la littérature, mais à l’histoire envisagée en elle-même et pour elle-même. Bien loin de le rebuter, l’érudition l’attire, et il excelle à en dégager l’intérêt général et humain. L’histoire générale, l’histoire politique et diplomatique, l’histoire militaire peut-être surtout, lui ont inspiré nombre de pages minutieusement informées et fortement suggestives. Il a pratiqué comme personne l’essai historique. Il n’était pas de ceux à qui les livres masquent la vie ; et quand il jugeait les hommes de lettres, il ne perdait pas de vue les hommes tout court.

C’est pourtant à la littérature qu’il a consacré, au total, son principal effort, et, dans la littérature, à la littérature française. Mais là encore, comme s’il n’avait jamais assez de termes de comparaison, il s’est toujours refusé à limiter sa recherche et le champ de sa vision. Il connaissait admirablement l’antiquité, et il y revenait souvent ; il y avait en lui un fonds d’humaniste qui perçait invinciblement sous toutes les acquisitions nouvelles, et qu’il s’est plu à entretenir et à fortifier. Vers la fin de sa vie, il prenait des leçons de grec, afin de relire Homère dans le texte. Je crois que nos modernes philologues auraient tort de mépriser ses essais de littérature antique et son livre sur Virgile ; si certains détails en ont vieilli, on y trouve un sens