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le plus honorable dans sa condition, n’est pas, ne doit point paraître placé si à part ; il est du milieu de tous ; si vous l’aimez un peu, c’est qu’il a exprimé un peu mieux que vous n’auriez su peut-être des choses que vous sentez peut-être mieux et plus sincèrement que lui. Il y a donc lieu de se calmer, de se regarder doucement, de se donner même la main, et de causer. Voilà où j’en voulais venir. Je voudrais donc, si vous m’écrivez (et je le désire) que vous causiez tout simplement de vous, afin que je puisse vous voir de loin ; — ainsi, plus de ces compliments, de ces humilités sans cause, de ces façons de se rejeter sur son insignifiance. Vous n’êtes pas du tout insignifiante. Comment êtes-vous ? Comment vivez-vous ? Où avez-vous été élevée ? Etes-vous de Genève ? Y avez-vous toujours vécu ?... Avez-vous un âge ? Etes-vous grande, êtes-vous petite ? Avez-vous des cheveux noirs ou blonds ?... Voyez comme je suis curieux, exigeant. Vous ne me connaissez pas du tout, malgré mes livres. Je suis très vieux d’âge, et très jeune encore, très conservé par un côté de mes idées et de mes sentiments. J’eusse été meilleur si j’avais toujours eu une affection, une idée vivante, une conscience visible et souriante non loin de moi [1]. »

Tout en se faisant confesseur, Sainte-Beuve se confesse lui-même. Telle que nous l’avons connue dans son grand âge, Mlle Couriard avait une remarquable aptitude à entrer dans les sentiments et les idées de ses amis. Sans doute la souffrance, les expériences, la vie intérieure avaient développé en elle ce beau don de sympathie. Nous ne doutons pas, cependant, qu’elle ne le possédât déjà dans sa jeunesse. Quelle joie pour le critique solitaire de trouver une âme compatissante qui vibre à ses confidences ! Quel plaisir ne dut-il pas éprouver à se détendre, à s’abandonner aux effusions d’une douce amitié !

Il ne cesse d’exhorter son amie à ne pas le grandir outre mesure. Son culte de la vérité, ses scrupules de lettré l’obligent à accuser lui-même les lacunes de son esprit :

« Je suis surtout propre à me porter sur un point, à m’y concentrer, à l’approfondir, à le percer et le traverser : comme je change souvent et très aisément de points, cela en s’additionnant fait de l’étendue, mais j’embrasse difficilement cette

  1. 12 juillet 1857.