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poteau ? Est-ce qu’on n’a pas prétendu, sous prétexte d’égalité, contraindre l’officier à manger à l’ordinaire, à prendre ses repas, comme ses hommes, à la « roulante ? » Est-ce qu’on ne voulait pas, pendant qu’on y était, étendre cette belle mesure aux officiers d’État-major, y soumettre Ludendorff et Hindenburg lui-même ? C’est qu’on ne fait pas sa part au torrent des idées nouvelles. Esprit « civil, » idées « bourgeoises, » révolution, démocratie, socialisme, bolchevisme, toutes ces innovations se confondent aux yeux de Ludendorff et représentent le même danger. Ce monstre constitue sa bête noire. Le pis est qu’on ne voit pas venir le mal ; on ne l’aperçoit que lorsqu’il est fait. L’hetman Skoropadsky contait un jour à Ludendorff un fait qui frappa celui-ci. Il n’avait jamais pu remarquer, disait-il, comment s’était fait le travail qui avait miné son corps d’armée ; il n’y avait jamais observé aucune apparence suspecte : « tout était parti d’un seul coup. » Et l’auteur, dans un autre endroit, rapporte qu’il y avait à Kreuznach (son quartier général au printemps de 1918) une roseraie où il aimait à faire sa promenade quotidienne ; une crue l’emporta en une heure. De même la révolution qui submergea l’Allemagne. « Ce décor que la jolie ville avait patiemment composé, un instant suffit pour le détruire. On se mit à réparer le désastre. Le déblaiement des maisons et des jardins, l’enlèvement des boues et de l’ordure furent entrepris sur-le-champ, mais il fallut longtemps, longtemps pour effacer les dernières traces du fléau. Était-ce là un présage ? »

On voit que ce caractère se tient. Il est entier et tout d’une pièce. Ludendorff écrit quelque part qu’il est indépendant et mauvais courtisan. Au fond, une vue sombre de la nature humaine, qu’il faut sans cesse défendre contre l’entrainement des bas instincts, contre l’invasion de la fange et le désordre des appétits, auxquels la discipline seule oppose une digue. En réalité, pour se libérer de cette perpétuelle tentation d’en bas, il n’y a qu’un moyen de rédemption et de « salut » : le don héroïque de soi-même, l’immolation à l’Etat. L’institution militaire est la grande école de moralité. Elle seule nous élève au-dessus de nous-même, permet au plus humble de participer à l’œuvre de la civilisation. On parle de supprimer la guerre ! Ecoutez : « L’âme humaine est un champ de bataille. A l’intérieur des États, c’est la lutte des partis pour le pouvoir ;