Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/615

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je vous laisse à penser le ramage de toute cette volière ! De la pointe de l’aube jusqu’à la nuit, en vue de l’offensive toute proche, pas une minute les moteurs ne taisent leur bourdonnement sonore. Les patrouilles se croisent. Quand l’un décolle, l’autre atterrit ; le ciel au-dessus du terrain présente plus d’animation que les abords d’une ruche ; ce ne sont que rapides essaims tournoyant, virevoltant, cabriolant jusqu’au fond des nues, tandis que grandit ou s’étouffe leur triomphale chanson. Aux « Bassonneau » les mécaniciens guettent le retour de leurs avions, aussitôt reconnus à un virage, à une acrobatie familière. D’avance ils en proclament les victoires. A la file les appareils se posent, ruisselants d’huile, lassés, semble-t-il, et regagnent lourdement leur abri. Cependant les hommes sautent à terre, l’œil brillant, les pommettes en feu, le verbe haut et parfois repartent aussitôt, le « plein » d’essence à peine terminé. Les récits de combats vont leur train : ici, un ennemi en flammes, là-bas un autre probablement abattu. Parfois, un pilote manque à l’appel ; guetté jusqu’au soir, il ne rentrera jamais. D’autres atterrissent blessés, sanglants, leurs ailes lacérées par la mitraille ; leurs moteurs hoquetant dans un dernier spasme d’agonie ont eu la force de les ramener fidèlement au colombier pour y mourir.

Repas et sommeil, tout est subordonné à la passion du vol et de la chasse. Levé à trois heures du matin, parfois recouché à cinq dès le retour de la patrouille, je ne me relève au déjeuner que pour me rendormir aussitôt avant la sortie du soir. Certains triplent le travail jusqu’à épuisement de leurs forces par crainte de manquer une seule occasion, tant a de charme cette infernale existence.

Une tente divisée par quelques planches tendues de papier nous sert d’abri. Nous habitons quatre sous le même toit, séparés par l’épaisseur d’un journal, et cependant délicieusement chez nous. L’étroitesse de la cage contraste avec la puissance presque illimitée de nos ailes. Et pourtant, malgré ses misères et sa nudité, cette case de carton m’est plus chère qu’un palais. Véritable cellule de religieux où chacun de nous prépare l’apostolat de demain. A deux pas, l’avion. L’homme et la bête, la pensée et la matière unies côte à côte, presque dans le même sommeil en vue de la tâche sacrée.