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toutes les synagogues, traîné les Thora dans la boue, profané de toutes manières les sanctuaires bénis d’Israël, comme aux plus mauvais jours d’Assourbanipal et de Titus !… Cela s’était passé avant la venue du Bal chem, il y avait quelque trois cents ans. Mais que peuvent les années, les siècles sur un pareil souvenir ? On y songe toujours en Ukraine. Et aujourd’hui encore, une fois l’an, à la synagogue, on lit un psaume particulier, le psaume dit de Chmelnicki, pour supplier le Dieu d’Israël d’écarter un tel fléau.

Allait-on voir, dans le village de l’Impureté Noire, le retour de ces temps affreux ? Depuis ces jours lamentables, jamais, jamais il n’y a avait eu de pogrom à Schwarzé Témé. Et voilà que Mérélé l’Imbécile détruisait d’un seul mot la sécurité profonde, où depuis trois cents ans on vivait dans la Communauté sainte. Ah ! pourquoi, donc, Seigneur, cette effroyable menace suspendue sur les enfants d’Abraham ? Pourquoi massacrait-on là-bas, les Juifs, à Elizabethgrad, et sans doute ici demain ? Pourquoi la colère de l’Eternel se réveillait-elle tout à coup contre son peuple chéri ? Terrifiantes questions qui bousculaient les délices de l’heure entre min’ha et marew, et se trouvaient là, maintenant, installées dans la synagogue, aussi vivantes, aussi visibles que Mardochaï le tailleur ou Reb Alter l’usurier !

Dans cette Communauté perdue au milieu des blés de l’Ukraine, et qui ne s’intéressait guère qu’à son Rabbin Miraculeux et à sa petite vie locale, personne ne se faisait une idée du mouvement révolutionnaire qui commençait d’ébranler la Russie. On était dans les derniers mois de 1882. Tout au plus savait-on qu’il y avait quelques semaines le grand Tsar Alexandre, l’émancipateur des serfs, avait été assassiné. Mais cet événement était une affaire de Chrétiens qui n’intéressait personne, et l’a seule réflexion qu’il avait suggérée dans la Communauté, c’est qu’il n’y avait que des Chrétiens pour s’assassiner entre eux et qu’un idolâtre de moins, cela n’avait aucune importance… Sur toute l’étendue de la terre russe éclataient des révoltes agraires, destructions de récoltes, incendies de forêts, pillage de fermes et de châteaux. Mais les Juifs de ce ghetto campagnard n’avaient aucune idée du rôle que jouaient dans cette agitation leurs coreligionnaires des villes, qu’ils méprisaient d’ailleurs comme des gens qui ont coupé