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leurs paillés[1], renoncé au vieux caftan et dit adieu pour toujours aux usages des ancêtres. Aussi ne comprenaient-ils rien à ces massacres de Juifs, qui se produisaient un peu partout, tantôt par représailles, tantôt sur l’ordre du Gouvernement, en manière de diversion. Et pour expliquer la nouvelle apportée par Mérélé l’Imbécile, la seule hypothèse qui leur semblait raisonnable, en même temps qu’elle flattait leur amour-propre, c’est qu’une fois de plus l’éternel était mal satisfait de son peuple chéri et exerçait sur lui sa colère.

Une lourde tristesse s’était abattue sur le Saint Lieu. On aurait pu se croire au matin de Kippour, - lorsqu’après une longue nuit de prière à la synagogue, les yeux tirés, le visage angoissé, Israël voit approcher la minute où, là-haut, dans le ciel, le Seigneur ouvre devant lui le Livre de la Vie et de la Mort…

Mais on a beau assassiner des Juifs à Elisabethgrad et dérouler là-bas les saintes Thora dans la boue, cela n’empêche pas le soleil de tomber à l’horizon et la lune d’apparaître dans le ciel. Châ ! Châ ! les Juifs, crie le bedeau. Chut pour les disputes ! chut pour les affaires ! chut pour les soucis ! chut pour tout ce qui n’est pas Dieu ! Que les pipes s’éteignent, que chacun reprenne sa place devant son petit pupitre, et recommence de s’agiter d’avant en arrière et d’arrière en avant. Là-bas, contre le mur oriental, s’élève le chant du Hazën : « Bénissez l’Éternel, vous tous qui vous tenez, la nuit, dans la maison du Seigneur… » La prière de marew est commencée.


Pendant une demi-heure environ, tous les bonnets et les caftans s’agitèrent avec frénésie, d’un mouvement accéléré. Et personne n’a le droit de supposer que pendant cet exercice, aucun des fidèles présents ait pensé à autre chose qu’à glorifier l’Eternel. Mais dès que le dernier mot fut éteint sur les lèvres du Hazën, chacun revint avec passion au prodigieux sujet d’inquiétude que Mérélé l’Imbécile venait d’apporter dans sa voiture avec le poisson de Baruch.

Tout le monde, d’un même mouvement, s’était porté du côté de la petite porte où les serviteurs en kolbaks montaient

  1. Papillotes de cheveux.