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« Une fois qu’on s’est mis à réfléchir, avouait-il un jour à Gorki, peu importe à quoi on pense : on ne peut plus penser qu’à la mort. Car, s’il y a la mort, est-ce qu’il y a une vérité ? » La maladie avait développé en lui ce penchant funèbre. Elle l’avait entraîné dans son crépuscule solennel. Il n’était déjà plus qu’un mourant en sursis.

Dans cette situation, mis en quelque sorte au pied du mur, il se débattait en vain contre l’idée de la destruction. Il y répugnait de toutes ses forces, il la trouvait stupide et dénuée de sens et il se révoltait contre sa nécessité, de toute la hauteur de son orgueil : car enfin, il est dur, quand on est Léon Tolstoï, d’avoir à se soumettre au caprice d’un streptococque. C’est ainsi que Louis XV se fâcha quand son médecin lui dit : « Il faut mourir. » Il faut ! Il faut !… répétait le roi indigné. Et Gorki suppose très finement que chez Tolstoï le désir du martyre était une manière d’échapper à cette absurdité, de lui donner un sens ; c’était faire de la mort un acte volontaire, un acte de puissance. Mourir ainsi, c’était encore agir ; ce n’était plus subir une volonté étrangère, mais imposer la sienne ; c’était se perpétuer par l’exemple et la contagion du sacrifice… C’était peut-être enfin se persuader soi-même de l’utilité de sa vie et de la vérité de la foi pour laquelle on l’aurait donnée.

Voilà ce qu’il y avait au fond de l’âme de Tolstoï, dans ces moments de silence auxquels il s’abandonnait de plus en plus aux portes de la mort, silences qu’on sentait plus grands que toutes ses paroles. Quel était le secret de ces rêveries augustes ? On sentait qu’il passait dans ce tête-à-tête avec lui-même « des idées dont il avait peur. » Cette pensée du néant ou de Dieu le rongeait. Il n’y portait aucune tendresse, nulle piété véritable : ses rapports avec Dieu étaient d’un genre très difficile. « Par moments, on eût dit deux ours dans une caverne. » Il en voulait à l’Infini de ne pouvoir s’y dérober, de lui gâcher sa vie, de la tyranniser comme celle de ces pèlerins chassés sans repos de sanctuaire en sanctuaire : bon gré mal gré, le mystère s’était emparé de lui, il ne voyait plus autre chose sous toutes les formes de la nature ; tout le ramenait au désert, et à cette unique affaire du problème éternel.

Dans son drame des Bas-fonds, Gorki a mis en scène un personnage de ce genre. Aucun des grands apôtres russes, nous dit-il, n’a une foi active et vivante. Ils s’intéressent aux idées