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formuler nettement ce qu’on exigeait de la Serbie, et ne lui présenter d’ultimatum que si elle repoussait les exigences formulées dans une note préliminaire. Ces exigences devaient être dures, mais non pas telles cependant qu’elles ne pussent être acceptées. Si la Serbie s’y soumettait, le cabinet de Vienne aurait remporté là un succès diplomatique qui rehausserait son prestige dans tous les États du Balkan ; si elle ne s’y soumettait pas, le comte admettait lui aussi une solution guerrière au conflit. Mais, dans cette hypothèse même, il faisait remarquer d’ores et déjà qu’une action belliqueuse devait avoir pour but une simple diminution, et non pas l’anéantissement complet de la Serbie, d’abord parce que la Russie lutterait à mort pour l’empêcher, ensuite parce qu’en sa qualité de Premier Ministre hongrois, il s’opposait à l’annexion de tout nouveau territoire.

Pour comprendre les raisons qui faisaient ainsi parler Tisza, il faut savoir que la fin tragique de l’archiduc François-Ferdinand, tout en le remplissant d’horreur, l’avait débarrassé d’un souci qui l’opprimait depuis longtemps. C’avait toujours été avec une profonde inquiétude qu’il envisageait le moment où celui-ci succéderait au vieil Empereur et Roi. L’Archiduc détestait dans les Magyars une race, que plusieurs siècles de lutte n’ont jamais pu soumettre à l’absolutisme des Habsbourg. On lui prêtait l’intention d’augmenter, dans la monarchie, l’influence des Slaves au détriment des Hongrois ; et de nombreux indices permettaient de penser qu’il ferait bon marché des libertés que la Hongrie avait si péniblement conquises sur le despotisme de Vienne. Ces sentiments de l’Archiduc se laissaient deviner, plutôt qu’on ne pouvait les connaître d’une façon très positive, car ce personnage énigmatique ne livra jamais sa pensée. Mais tout ce qui se dégageait de sa figure inquiétante, quelques éclairs rapides où se laissait entrevoir un tempérament fanatique, ses violences soudaines qui n’épargnaient même pas l’Empereur, sa critique sournoise ou brutale de méthodes politiques qu’il estimait surannées, son évidente hâte de conduire son oncle au tombeau, bien des détails qui échappaient à tous les yeux, mais que sa situation à la cour et ses relations presque familières avec François-Joseph laissaient connaître à Tisza, tout contribuait à nourrir ses inquiétudes. Et il savait aussi que François-Ferdinand éprouvait à son endroit une haine tenace, car tout dans sa personne ne