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se préparait contre lui, et qu’il prît ses précautions. « Les dispositions sont prises là-haut ! » dit-il avec son esprit d’acceptation calviniste.

Il écrivit deux lettres : l’une au comte Karoly, président du nouveau gouvernement, l’autre au Commandant militaire de la ville, pour leur offrir ses services, ensuite, il vérifia son revolver, arrangea quelques papiers, en jeta d’autres au feu. Sa femme le supplia de ne rien anéantir de ce qui justifiait son passé et pouvait lui fournir, aujourd’hui, une chance de salut. « Ces documents, répondit-il, ne me servent plus de rien, et pour d’autres ils sont très compromettants. » Et il jeta au feu la copie de la lettre qu’il avait écrite à l’Empereur, en juillet 1914, pour l’incliner à la modération, et aussi le compte rendu du fameux Conseil de la Couronne, où il s’était si vainement efforcé de faire entendre raison à Berchtold, à Stürgkh, à Bilinski, à Conrad, à Krobatin, à tous ces gens qui, eux vraiment, avaient déchaîné la guerre.

Après le déjeuner, qu’on sert vers deux heures en Hongrie, il voulut se rendre à son club, comme il faisait tous les jours. Mais, sur les instances de sa femme et de la comtesse Almassy, il abandonna cette idée. De fois à autre, on entendait au loin quelques coups de fusil dans la ville. Des bandes de manifestants passaient devant la grille, en poussant des cris injurieux. Les deux femmes auprès de Tisza attendaient, le cœur angoissé, ce qui allait arriver. Le crépuscule d’automne était déjà tombé, lorsque sur les cinq heures du soir, son valet de chambre entra, tout suffoqué d’émotion, disant que des soldats armés avaient forcé la porte et demandaient à lui parler. Alors Tisza se levant, serra la main de son domestique, et lui dit comme un adieu : « Merci, mon garçon, tu m’as toujours été fidèle. » Puis d’un pas décidé, le revolver à la main, suivi de sa femme et de sa nièce, il passa dans la chambre voisine, où l’on entendait des bruits de voix, des pas et des crosses de fusils qui tombaient sur le plancher.

Trois hommes armés étaient au milieu de la pièce, trois autres se tenaient près de la porte. Il y avait là deux journalistes juifs, Pogany et Kéri, un autre juif nommé Gärtner dont j’ignore la profession, Dobo, soldat déserteur, Horvath-Sanovitch, marin déserteur, Hülfner, capitaine de l’active. D’autres encore attendaient dans le vestibule et le jardin. Les gendarmes,