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dent que ni à Rome, ni à Prague, ni à Bucarest, ni à Belgrade, on ne saurait assister, sans crainte du lendemain, à la restauration d’un Habsbourg. On y redoute naturellement qu’après avoir commencé par ceindre la couronne de saint Etienne, Charles ne se laisse bientôt poser sur la tête le diadème impérial. Les partis qui l’ont appelé et qui ont déchaîné la guerre civile en Hongrie ne reculent pas devant les entreprises ambitieuses. Ce sont ceux qui ont organisé et maintenu jusqu’en 1914 l’oppression des Magyars sur les Slaves et les Italiens de la monarchie dualiste et il ne semble pas que les événements les aient assagis. Italie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, voilà donc, sans compter la Pologne, quatre nations amies de la France, qui ne pouvaient que condamner l’aventure du roi Charles et se mettre en garde contre l’inquiétant état d’esprit qu’elle avait fait apparaître dans une grande partie de la population hongroise. Mais, alors que la Petite Entente et l’Italie se sont mises aisément d’accord dans une opposition catégorique à la reconnaissance d’un Habsbourg, rien ne nous assure malheureusement que cet accord aurait survécu à l’exercice d’un veto commun, et qu’après s’être entendues sur une action prohibitive, les quatre nations ne se seraient pas divisées dangereusement sur les conséquences à tirer de leur collaboration momentanée. Que de périls à redouter si le roi Charles avait réussi ! Les relations de la Jougoslavie et de l’Italie ne sont pas encore assez confiantes pour que soit écarté entre elles tout péril de rupture, et une nouvelle paix à faire avec la Hongrie, n’aurait pas manqué, en éveillant des appétits nouveaux, de susciter de graves complications. Il peut donc suffire d’un avion qui échappe à la vue des autorités suisses pour menacer, non seulement la stabilité de l’équilibre danubien, mais la tranquillité de l’Europe entière. Si importants que soient les problèmes du Pacifique, nous ne devons pas oublier que, chaque jour, éclate encore un incendie dans notre voisinage. Certes, la France n’a pas le droit de se désintéresser de la conférence de Washington. Mais elle a le devoir de garder les yeux fixés sur ce qui se passe à sa porte.

Raymond Poincaré.
Le Directeur-Gérant
René Doumic.