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Mais M. Hanotaux n’en acheva que distraitement la lecture. Il pensait à cette Laure-Louise-Antoinette Hinner de Derny qui, mariée, intervenait ainsi pour essayer de sauver Balzac de la ruine. On savait d’elle bien peu de chose: elle avait aimé. Les biographes de Balzac étaient à, peu près muets sur le compte de cette femme que l’on voit tout juste apparaître dans le Balzac que Mme Laure Surville, sœur du romancier, publia en 1858. Le vicomte de Lovenjoul, lui-même, ne la connaissait que confusément et Gabriel Ferry, en lui consacrant quelques pages, en 1888, dans Balzac et ses amies, avouait à ses lecteurs qu’il fallait « laborieusement chercher sa trace dans la Correspondance » et que « la mère, la sœur de Balzac et deux ou trois intimes connurent seuls cette longue liaison. » Théophile Gautier, qui vécut dans l’intimité de Balzac, nous déclare de même, dans la biographie qu’il fit paraître en 1859, ne l’avoir entendu faire allusion qu’une seule fois, dans les termes les plus attendris, à un attachement de sa première jeunesse, « et encore ne lui livra-t-il que le prénom de la personne dont, après tant d’années, le souvenir lui faisait les yeux humides. » Seule Mme Hanska, en qui Balzac voyait l’héritière d’amour de la Dilecta vieillie, avait reçu l’entière révélation de cet incomparable amour, mais sous la forme de la plus grave, de la plus solennelle des confidences:


Pour vous,

Je serais bien injuste si je ne disais pas que de 1823 à 1833 un ange m’a soutenu dans cette horrible guerre [contre l’infortune]. Mme de B[erny], quoique mariée, a été comme un Dieu pour moi. Elle a été une mère, une amie, une famille, un ami, un conseil; elle a fait l’écrivain, elle a consolé le jeune homme, elle a créé le goût, elle a pleuré comme une sœur, elle a ri, elle est venue tous les jours, comme un bienfaisant sommeil, endormir les douleurs. Elle a fait plus; quoique en puissance de mari, elle a trouvé le moyen de me prêter jusqu’à quarante-cinq mille francs, et j’ai rendu les derniers six mille francs en 1836, avec les intérêts à cinq pour cent bien entendu. Mais elle ne m’a jamais parlé de ma dette que peu à peu ; sans elle, certes, je serais mort. Elle a souvent deviné que je n’avais pas mangé depuis quelques jours; elle a pourvu à tout avec une angélique bonté ; elle a encouragé cette fierté qui préserve un homme de toute bassesse!, et qu’aujourd’hui mes ennemis me reprochent