Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/701

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

choses et ineptes, qui lui faisaient un grand chagrin. Sa lecture ne le décourageait pas et ne l’induisait pas en erreur. Il gardait la sûreté de son jugement, sa clairvoyance et une sévérité judicieuse.

Voici le médecin La Mettrie. Quel animal ! Cet animal se souvient pourtant de Lucrèce ; et il écrit : « Plaisir, maître souverain des hommes et des dieux, devant qui tout disparaît, jusqu’à la raison même, tu sais combien mon cœur t’adore et tous les sacrifices qu’il t’a faits… » Taisez-vous, La Mettrie !… « Ô Nature, ô Amour, puissé-je faire passer dans l’éloge de vos charmes tous les transports avec lesquels je sens vos bienfaits !… » Ce La Mettrie n’est pas un garçon discret. Et je l’appelle un animal, pour la raison que ses recettes de bonheur sont à peu près dégoûtantes : « Ne songe qu’à ton corps. Ce que tu as d’âme ne mérite pas en effet d’en être distingué… » Je passe quelques lignes… « Vautre-toi comme font les porcs et tu seras heureux à leur manière ! » Il paraît que La Mettrie est mort d’avoir mangé tout un pâté de faisan : les porcs ont des ennuis.

De plus drôles bonshommes sont les Fourier, les Cabet, les Enfantin. Fourier, parfois, a l’air d’un auteur gai, sans le vouloir et, par exemple, quand il énumère « soixante-quatre espèces, progressivement distribuées en classes, ordres et genres, » de maris malheureux et de femmes déçues ; ou quand il répartit les femmes qui ne sont pas des épouses en trois dignes corporations, les bacchantes, les bayadères et les faquiresses. Cabet, magistrat révoqué, invente son Icarie et fonde, au Texas, une colonie communiste, où l’amour aussi est communiste : hélas ! ce fut immonde et misérable. Mais l’anecdote la plus cocasse est le procès du père Enfantin : jamais la niaiserie ne se montra si exubérante.

Saint-Évremond se moquait des précieuses, qu’il appelait « jansénistes de l’amour. » Il les raillait de formuler une doctrine de l’amour et disait : « L’amour est aussi peu de la spéculation de l’entendement que de la brutalité de l’appétit. » C’est bien répondre, et d’avance, à une quantité de réformateurs et de législateurs, mal informés ou délurés. Contentons-nous des moralistes : ils ne font de mal aucunement, ni à personne ; et préférons les moins hardis, les bons vieux moralistes qui ne feignent pas d’avoir découvert le pauvre et gentil cœur humain.

André Beaunier.