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Maistre « un mysticisme aristocratico-monarchique [1], « et cette définition répond bien à la doctrine qu’esquissait dès 1794 l’Étude sur la souveraineté : puisque la souveraineté politique, comme la souveraineté ecclésiastique, est un fait d’origine religieuse et d’ordre religieux, un système logique s’édifiait dans la pensée de Maistre, d’après lequel l’une et l’autre devaient trouver les mêmes défenseurs et redouter les mêmes détracteurs ; et plus tard il pronostiquera que si les princes du XVIe siècle avaient « établi le protestantisme pour voler l’Eglise, » on verrait ceux du XIXe rétablir l’Église pour u raffermir leurs trônes, mis en l’air par les principes protestants, » et que la conversion des protestants commencerait par les princes [2].

Imaginez un diptyque : d’une part, un pape, dressant devant les trônes sa silhouette protectrice ; d’autre part, derrière Luther et Calvin qui prêchent, des trônes effondrés, des couronnes gisantes. Maistre s’éprend de ce parallèle, il s’y complaira toujours. Eh bien oui ! proclame depuis cent ans une certaine apologétique protestante, la Réforme fut effectivement la mère légitime des libertés modernes. Et cette apologétique cite Théodore de Bèze, et Jurieu, et les Genevois du XVIIIe siècle ; elle arbore le pavillon du Mayflower portant jusqu’en Amérique des âmes dites rebelles parce que libres ; et puis, acceptant ainsi comme un honneur ce que Maistre alléguait comme une flétrissure, elle se retourne contre le catholicisme pour dénoncer en lui l’auxiliaire systématique des tyrannies.

Mais voilà retentir, en plein XIIIe siècle catholique, dans un livre qui n’est rien de moins que la Somme, la voix de saint Thomas d’Aquin, proclamant tyrannique, le gouvernement qui sert les intérêts du chef au détriment de la nation, et déclarant que renverser un tel gouvernement n’est pas une sédition, à moins que de cette révolution faite à contretemps ou mal conduite il ne résulte plus de mal que de bien pour la nation. Le Jésuite Suarez, au début du XVIIe siècle, autorise la nation à déposer et à chasser, « sur l’avis conforme des cités et des grands, » le Roi légitime qui gouverne tyranniquement : car le droit naturel, explique-t-il, permet de repousser la violence par la violence ; et puis le cas de résistance légitime, indispensable au salut de la société, est toujours inclus dans le

  1. Lecture à l’Académie des sciences morales et politiques, 1920.
  2. Œuvres, XIII, p. 189, et II, p. 525.