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rayon. Sans lui, tout retombait dans les ténèbres. Quelquefois, seul à la maison, las d’avoir travaillé le premier morceau pendant deux heures, je risquais sur le second des yeux et des doigts également timides. Arietta. Quel euphémisme, ou quelle antiphrase que ce diminutif aimable, donné comme titre par Beethoven au couronnement colossal de son œuvre de piano Dès le début, devant la première variation, j’éprouvais une sorte de trouble obscur et quasi sacré. Je tournais des pages, des pages encore. De plus en plus difficiles, hérissées de doubles croches, puis de triples, de valeurs de plus en plus rapides, elles ressemblaient à quelque buisson ardent, d’où la voix du dieu ne m’arrivait pas. Dépité, je revenais au premier « mouvement, » qui, peu à peu, se laissait approcher et comprendre. Nous passions environ six semaines en tête-à-tête avec notre morceau de concours. Jours de juin, de juillet, où se faisait rudement sentir le poids du jour et de la chaleur. Afin de l’alléger, Marmontel nous recevait le matin, de grand matin, non pas au Conservatoire, mais chez lui. Mon chemin, pour m’y rendre, traversait la Seine. A des yeux de vingt ans, que Paris, vu du pont des Saints-Pères, était beau, le Paris de cette époque, de cette saison et de cette heure ! Le proverbe allemand a raison : « L’heure matinale a des lèvres d’or. »

Toute la classe, ou du moins les élèves admis à concourir se réunissaient ainsi dans le vieil hôtel que Marmontel habitait rue Saint-Lazare. J’ai gardé de ce logis un pittoresque et presque fantastique souvenir. Il m’arriva d’y rencontrer une ombre. Un matin, après une nuit étouffante, je croisai dans l’un des salons une dame âgée, étrangement pâle, dont les cheveux gris tombaient sur des joues décharnées. Vêtue d’un peignoir, blanc, elle ressemblait, — en plus vieux, — à la mère de Max le franc-tireur, apparaissant à son fils parmi les diableries de la Gorge au Loup. Elle me dit, à voix basse : « Quelle nuit, Monsieur ! Quelle nuit ! » et elle passa. Je n’ai jamais su quelle était cette personne... Plusieurs salons précédaient le salon de musique. Des vitraux de couleur éclairaient, — d’un jour diapré, — les tableaux suspendus aux murailles et qui les recouvraient toutes. Bronzes et marbres, cuivres et porcelaines chargeaient les tables et les consoles. Sur le piano, sur le tapis, des cahiers de musique étaient épars. Et dans ce désordre, au milieu de ce musée, ou de ce magasin de « curiosités, » le « père Marmontel, »