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les luths ou de fouiller les archives. Les poètes trouveraient déjà dressée devant eux par les « souvenirs du peuple » la figure épique et, si j’ose écrire, les historiens s’y heurteraient. Il en avait été ainsi de Charlemagne et de lui seul peut-être. Le tombeau d’Aix-la-Chapelle avait dominé des siècles durant la chrétienté. Quelle ombre s’élèverait, pour le monde, du tombeau de Napoléon ?


Le 5 mai 1821, Napoléon était mort, et à cette minute s’ouvrait en quelque sorte un nouveau chapitre de son histoire. Voici juste un siècle que l’ombre de l’Empereur vit, agit, agite. Comment est-elle apparue aux hommes ? Sous quel aspect se dresse-t-elle aujourd’hui devant nous ? Personnage longtemps légendaire, — mais si divers en de si diverses légendes, — qu’est-il devenu sous la plume des derniers historiens ? L’histoire d’une grande image, voilà ce qu’on est tenté d’écrire. Il y faudrait d’ailleurs des volumes ; car avant même de parler de cette légion de poètes, de romanciers, de dramaturges et d’historiens sans cesse et sans cesse grossie depuis un siècle, il faudrait rechercher ce qu’était déjà sa légende quand Balzac écoutait le vieux soldat Goguelat « raconter Napoléon » dans la grange célèbre du Médecin de campagne devant des auditeurs tremblants de passion. Et l’on verrait jaillir de ces « histoires » populaires l’homme qu’ont chanté, avec cent autres, Béranger et Hugo, en attendant que la passion politique, s’en saisissant, le déformât et que l’histoire essayât de le reformer.

Chaque génération l’a vu d’un œil fort différent. Dès 1832, un revuiste, mettant en scène Joséphine, la faisait plaisamment errer d’un Napoléon à l’autre (trente drames venaient de livrer l’Empereur aux applaudissements du parterre), ne parvenant pas à retrouver son homme. Elle eût sans doute continué à errer indécise d’un Béranger à un Hugo, d’un Balzac à un Erckmann, d’un Byron à un Tolstoï, d’un Chateaubriand à un Stendhal, d’un Dumas à un Sardou, — d’un Thiers à un Lanfrey, — pour s’arrêter stupéfaite devant le Napoléon de Taine. Le siècle a connu vingt Napoléon.

Rien de plus explicable. Son génie était varié, son caractère complexe, sa politique composite et ses aspects très réellement divers. Il avait été soldat incomparable et grand administrateur,