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chef de guerre et chef d’Etat, politique aux larges vues qui avait rebâti une France et bouleversé une Europe, législateur supérieur qui avait dicté un code et financier émérite qui avait rendu au pays son crédit, — au milieu de tout cela Empereur fastueux et petit Caporal. — Il avait été rude et tendre, impérieux et familier, passionné et goguenard, terrible en ses colères et presque bonhomme en ses cordialités, écrasant de grandeur à certaines heures et, à d’autres, très abordable aux petits. Il avait semblé clore la Révolution et, en fait, l’avait installée dans le régime nouveau, établi l’ordre en France et, en Europe, semé pour la liberté ; autocrate, mais démocrate, nullement hostile d’ailleurs à une certaine aristocratie, « solidaire de tous, de Clovis au Comité de Salut public, » ainsi qu’il l’écrivait, il avait marié la vieille France et la nouvelle- ; il avait sauvé les régicides et rappelé les émigrés ; il avait été acclamé par la « Nation » révolutionnaire et sacré par le Pape romain ; on avait pu l’appeler Cromwell et Washington, Alexandre et Annibal, César et Auguste, Dioclétien et Constantin, Frédéric et Charlemagne. Et tout était à la fois vrai et faux, parce qu’il était lui-même : Napoléon. Mais ce même homme, eût dit Dante, s’appelait Légion. Suivant qu’un trait de son génie, de son caractère, de sa politique et de sa physionomie ressortît ou qu’un autre frappât, deux hommes apparaissaient, — trois, quatre, dix.

Or, dix fois en ce siècle, l’intérêt des partis, — voire des régimes officiels, — fut très précisément, pour l’exalter ou l’abaisser, d’accentuer jusqu’à le dénaturer tel ou tel côté de son caractère. Cette grande ombre était une force incomparable ; les uns tentèrent de s’en emparer comme tutélaire, les autres de l’écarter comme fâcheuse. Les libéraux de la Restauration le voudront « souverain du peuple, » fils de la Révolution, ami des petits, « Vous l’avez vu, grand’mère ! » camarade des soldats — contre les Bourbons, M. de Villèle et le prince de Polignac. Le régime de Juillet essaiera de l’accaparer et lui rendra la couronne, le sceptre, le manteau, et Thiers, croyant, en 1840, sentir à son flanc l’épée de l’Empereur, le dressera contre l’Europe, l’homme du Rhin frontière, le grand conquérant, l’« incomparable guerrier. » Sur les barricades de 1848, on l’acclamera vengeur des nationalités opprimées, démocrate couronné, tribun du peuple ; mais l’Empire rétabli, monopolisant l’ « auguste fondateur de la dynastie, » le voudra refaire souverain