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conservateur, restaurateur des autels, défenseur de l’ordre, codificateur de la propriété, d’ailleurs homme de marbre et de bronze, — un officiel. En revanche, les ennemis du régime — presque tous naguère ses adorateurs — se retournant contre lui, déçus, furieux, et, presque inconsciemment d’abord, entreprendront de le démolir et, pour le démolir, de le noircir ou de le diminuer, voire, comme jadis les royalistes de 1815, — de le ridiculiser. Bientôt, une furibonde croisade s’instituera, que Lanfrey incarnera, contre le « tyran » qui, après avoir terrassé la Liberté, l’avait tenue quinze ans dans les fers. En un demi-siècle, les partis l’auront sciemment ou non dénaturé dix fois et par habitude ils continueront sous la troisième République, les uns à le compromettre, les autres à le défigurer suivant les besoins de la cause.

À la complexité de l’homme et aux entreprises des partis, grandes causes de diversité dans les points de vue, s’en ajoute une autre : le génie propre, non plus du héros lui-même, mais de ceux qui le chantaient, le racontaient, ou simplement l’étudiaient. Un Hugo l’a voulu Titan parce que lui-même était titanesque ; le héros est romantique pour vingt poètes, — pour un Lamartine, pour un Vigny, pour un Musset, pour un Byron, comme, au fond, pour un Barbier. Cependant Thiers, leur contemporain, le raconte avec les préoccupations que je dirai tout à l’heure et qui sont toutes personnelles, si personnelles qu’il ne le saurait voir pareil avant le 2 décembre 1851 et après. Un Erckmann, qui a pitié des « conscrits de 1813, » ne veut voir dans l’homme qu’un Moloch pâle, et un Balzac, si royaliste qu’il soit, — impressionné par les récits entendus, le proclame avec Goguelat un personnage assurément surnaturel, mais providentiel. Taine lui appliquera si impitoyablement les rigueurs de son système qu’il le rejettera en pleine Italie du XVe siècle. Maurice Barrès, hanté par le problème de l’énergie, le fera avant tout « professeur » des énergies qui s’essayent, mais Sardou, presque à la même époque, pour les besoins du vaudeville, un bon diable d’Empereur fort en gueule et bon cœur. Lanfrey lui-même obéit encore moins, en l’invectivant, à l’esprit de parti qu’à son tempérament propre qui était, aux dépens de Thiers, de Gambetta et de tant d’autres, atrabilaire. Tolstoï, fataliste, réduit l’homme au rôle d’automate supérieur ; mais Henri Heine, violemment anti-Prussien, en avait fait le libérateur et Beyle-Stendhal