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Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 63.djvu/82

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propre à saisir le populaire : la confidence à la fois grandiloquente et familière devant un auditeur complaisant à l’entendre ; ce grand créateur a encore inventé cette forme de journalisme saisissante qu’est l’interview. Le Mémorial ne créa pas la légende, ainsi qu’on a eu tort de l’écrire, mais, si j’ose dire, il l’assit. Le héros parlait ; l’évangile de Sainte-Hélène nous parvint selon Las Cases, en attendant les autres. L’Empereur pouvait mourir ; le Livre était écrit ; tous les pamphlets royalistes ne prévaudraient pas là contre.

Mort, il était, de ce fait, soudain libéré. Disons-le : beaucoup se sentirent moins d’appréhension à l’évoquer. Il n’était plus à craindre ; on l’exalterait donc plus volontiers, en France comme hors de France, d’autant qu’il deviendrait une arme terrible, un bélier avec quoi l’on pourrait démolir là les Bourbons, ici la Sainte-Alliance. Le parti « libéral, » qui coalisait les rancunes anti-bourboniennes, ne l’eût point unanimement acclamé vivant ; il saisit le fantôme et s’en fit un prestigieux allié. Béranger, qui n’avait jusque-là marché que pour les trois couleurs, replanta l’aigle à la cime du drapeau. Paul-Louis Courier découvrit des charmes à l’Empereur. En Europe, de Byron et Manzoni à Henri Heine, c’est contre les tyrans subalternes, contre Metternich et la Sainte-Alliance que l’Empereur servait ; et, s’il était en France le souverain des petites gens, hors des frontières déjà il était le libérateur que, jusqu’en Grèce, on évoquait et invoquait.

L’esprit de parti fortifiant la légende, le romantisme s’en mêlait. Les poètes cherchaient de grands objets. Or, quel objet était plus grand ? — et si neuf encore ! L’Empereur mort, déjà Chateaubriand, naguère si hostile, succombait à la tentation de l’exalter, tout comme Lamartine, lui aussi jadis malveillant. Vigny et Hugo, royalistes alors, s’allaient cependant jeter dans le grand tournoi. L’Empereur l’avait prévu : « Quand ils voudront être beaux, ils me vanteront. » Ils voulaient tous être beaux. Un médiocre poète sera beau une heure, Auguste Barbier, en l’attaquant — ce qui revient au même, car l’attaquant, soudain il le grandira encore de toute la hauteur d’une haine lyrique. Seulement ils en firent, Hugo le premier, un demi-dieu et par là déjà le dénaturaient.

Quoi qu’il en soit, il était si haut, si grand, si fort en 1830, si manifestement son ombre s’était dressée au-dessus des barricades,