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se dit : « Voilà l’ennemi ! » Et alors, Philippe est guéri. Délivré de son cauchemar, ayant changé en quelque sorte la nature de son obsession ou l’ayant remplacée par un nouvel objet (il a d’ailleurs promis le mariage à sa victime), il devient brave ; il éprouve comme une convalescence virile. Il jouit de sa vertu retrouvée comme d’un retour à la santé, comme de l’exercice d’une faculté abstraite, indépendante de la cause ou du prétexte qui la met en jeu. Il en vient à aimer la guerre en dilettante, pour le danger, le risque, comme un défi et comme un sport. Pour la première fois, il y goûte l’absolu, la liberté morale, l’aristocratique exemption du souci du pain quotidien. L’aventurier reconnaît sa vocation, l’aventure. Il obtient son passage dans l’infanterie et se fait trouer la poitrine dans le plus téméraire assaut, à la bataille du Carso.

Au total, la guerre se solde pour Rubè par une déconvenue. Elle ne lui a rapporté que la satisfaction glacée de faire l’épreuve de ses nerfs et de se surmonter lui-même. « Passé le sérieux du danger, je ne vois plus le sérieux du but… Je me fais l’effet d’un mangeur de biftek, que dégoûterait le métier de boucher. » Ainsi il s’examine avec une clarté impitoyable, et il arrive à ce résultat de ne plus se comprendre. Les motifs de son activité se dissolvent sous sa critique. Il a cru à la guerre comme à une cure d’enthousiasme, comme à un bain d’émotion qui serait le salut ; il s’y est précipité pour se perdre dans un sentiment commun, dans un grand élan collectif qui régénérerait son être. Son incurable sécheresse, cette maladie de l’analyse qui est en lui comme un vice ou une infirmité, le paralysent, tuent la spontanéité. Toujours cette manie critique substitue à toute réalité un échafaudage de raisonnements, on ne sait quel délire lucide où les sentiments les plus simples se dénaturent et se compliquent. Toujours il restera celui qui s’est défié de la pitié, et qui ne s’est senti rassuré qu’en transformant ce lien de la compassion en un lien criminel de complicité et d’infamie. « Ah ! cruel ! lui écrit la jeune fille, pourquoi te détruis-tu toi-même, avec cet espionnage féroce de ton âme par ton esprit ? Tu y dardes jour et nuit de grandes lueurs de projecteur, et tu l’effarouches, la pauvrette, tu l’aveugles, et personne n’y voit plus, pas même toi… A force de disséquer toute chose, qui sait si la bonne eau de Trevi ne nous paraîtrait pas imbuvable ? » Mais il a beau faire, le pli est pris : le voilà