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toujours qui se remet à distiller ses raisonnements empoisonnés, « aussi fatalement qu’un araignée tisse sa toile. » Et, comme dit M. Borgese dans une image saisissante : « Il se faisait l’effet d’une tête de décapité, saignant sur l’échafaud, et dont le cerveau, comme un alambic monstrueux, continuerait de subtiliser, détaché de la vie, du cœur. »

Ainsi compris, le roman s’éclaire. Il y a quelque part dans Rubè un passage étonnant, la scène de l’hôpital des fous, où le grand psychiatre Antonio Bisi traite les névroses de la guerre. Dans cette collection de déchets humains se trouve un cas bizarre, celui que Bisi appelle l’« Anonyme : » c’est un soldat frappé d’une amnésie spéciale, en qui une commotion nerveuse a aboli toute conscience antérieure. L’explosion a, en quelque sorte, détruit tout son passé : il se rappelle tout ce qui suit, mais il ne sait plus rien « avant ; » sa mémoire est coupée en deux, et avec désespoir, comme deux tronçons de ver qui veulent se ressouder, il s’écrie : « Maman ! Maman ! Je veux savoir comment je m’appelle ! » Et Philippe, à ce spectacle, se dit qu’il ne ressemble pas mal à ce misérable : sait-il ce qu’il est, ce qu’il veut ? A peine ce qu’il sent. Il ne sait plus s’il a une personnalité. Il est l’homme qui a perdu son moi. Et tout le roman n’est que l’histoire de l’intelligence excessive à la poursuite de la passion.

Et comme, selon les beaux vers de Kipling, « il y a au monde deux choses plus belles que les autres, — l’une est la guerre, l’autre est l’amour, » après l’expérience de la guerre, Philippe, guéri de sa blessure, fera celle de l’amour. Il est bien inutile de dire comment il est envoyé en mission à Paris, pour je ne sais quel service de ravitaillement ou de munitions. C’est là qu’il passera les derniers mois de la guerre, et rien n’est plus curieux, pour nous autres Français, que cet épisode parisien. Quand on se rappelle l’inscription funéraire d’Arrigo Beyle, Milanese, et l’idée obstinée qui lui fit prendre le bonheur pour une plante exotique, qui ne poussait, comme l’oranger en pleine terre, que sur le parallèle de Sorrente, il est piquant de lire le chapitre de Rubè où l’auteur nous dépeint les impressions de son héros sur les quais de la Seine, entre le Louvre et la Madeleine.

Il lui semblait que cette civilisation française avait atteint un état de cristallisation d’une pureté géométrique, sans ombres ni