Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/711

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus attendre et publia un Essai sur Machiavel, qui ne se vendit pas.

Que faire ? Il écrivit une Histoire de Théodoric le Grand. Quelle idée ! Mais aussi, quelle époque, très différente de la nôtre, où l’on peut croire, sans être fou déjà, que l’on fera fortune et sera glorieux pour avoir écrit une histoire de ce grand Théodoric ! Deltuf passa presque une année entière à cette besogne ; il était plein de zèle et de confiance ; il n’était quasi plus misanthrope. Car nos doctrines s’en vont, tristes ou gaies, lorsque s’en vont nos chagrins ou nos joies.

Deltuf croyait, avec son Théodoric, « frapper un grand coup. » Les directeurs de revues et de journaux l’appelleraient, lui offriraient mille magnificences. L’Histoire de Théodoric le Grand parut : et elle disparut en moins de temps qu’il n’en avait fallu pour l’écrire. Un matin, Deltuf sortit de chez lui, comme de coutume. Traînant la jambe, il descendait la rue Taitbout. Il rencontra l’un de ses amis et lui demanda : « Vous resterait-il, par hasard, un exemplaire de mon Théodoric ?… Imaginez-vous que l’édition a été épuisée le jour même de la mise en vente et que l’Impératrice en veut un exemplaire ! Vous comprenez mon embarras : tirez-moi de là, s’il vous plaît. » Ce fut ainsi qu’on s’aperçut que Deltuf était fou, un matin qu’il voyait la vie en rose. On l’enferma.

Sainte-Beuve a cependant fait un certain cas de ce pauvre Deltuf. Il le compte parmi les romanciers qu’il appelle « sensibles ; » et il loue ses Idylles antiques, « élégies fermes et gracieuses » qui « le rattachent à André Chénier, sans l’y enchaîner. » Sainte-Beuve ajoute : « Ce que j’ai lu depuis de ce jeune poète… » ce n’était que depuis la précédente année… « me l’a montré de plus en plus en voie de se dégager ; avec la facture dont il dispose déjà habilement, il a un noble désir. » Mais tout cela s’anéantit dans la folie, et puis dans l’immense oubli.

Les souvenirs de la vie littéraire, ceux d’Ernest Daudet, ceux de tous les écrivains de notre temps, contiennent une quantité de tels épisodes, ridicules et douloureux. La vie littéraire, de notre temps, est rude et fait un grand nombre de victimes.

Ernest Daudet l’a traversée avec honneur : c’est le mot qu’il faut qu’on emploie. Il n’a pas eu beaucoup de chance. Aucun de ses livres n’a fait de bruit, ne lui a valu soudain la fortune et la gloire. Il n’a pas obtenu toute sa juste récompense. Il a donc redoublé d’ardeur au travail. Ses livres, extrêmement distingués et, quelques-uns, très importants, je le disais, de sorte qu’ils doivent durer comme de