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pour ainsi dire, le même son. Voici, par exemple, prise entre beaucoup d’autres, une page des Mémoires, écrite en 1832 :


Que de vie cependant je sens au fond de mon âme ! Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n’ai parlé le langage des passions avec autant d’énergie que je pourrais le faire en ce moment… Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? As-tu pitié de moi ? Tu le vois, je ne suis changé que de visage : toujours chimérique, dévoré d’un feu sans cause et sans aliment. Je sors du monde et j’y entrais quand je te créai dans un moment d’extase et de délire… Viens t’asseoir sur mes genoux ; n’aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d’ombre ; qu’ils rembrunissent sous tes baisers. Cette tête, que ces cheveux qui tombent n’assagissent point, est tout aussi folle qu’elle l’était, lorsque je te donnai l’être, fille aînée de mes illusions, deux fruit des mystérieuses amours avec ma première solitude ! Viens, nous monterons encore ensemble sur les nuages ; nous irons avec la foudre sillonner, illuminer, embraser les précipices où je passerai demain. Viens, emporte-moi comme autrefois, mais ne me remporte plus[1].


N’est-ce pas l’inspiration, le mouvement, et, parfois, la forme verbale de la fameuse confession ?

De tous ces romans vécus de la vieillesse de Chateaubriand, celui que nous connaissons le mieux nous a été raconté par la principale intéressée dans un livre qui serait illisible, s’il ne contenait quelques anecdotes sur certains hommes de lettres du XIXe siècle. Ce livre, moitié roman, moitié mémoires, intitulé les Enchantements de Prudence, signé du pseudonyme de Mme P. de Saman, orné d’une préface enthousiaste de George Sand, a pour auteur Hortense Allart, qui, après diverses aventures, épousa M. de Méritons[2]. Elle était fort jolie, paraît-il,

  1. Cf. dans la confession : « Viens, ma bien-aimée, montons sur ce nuage. Que le vent nous porte dans le ciel… » — Les belles pages sur Cynthie, plus enveloppées et plus poétiques, doivent avoir une origine analogue. Rappelons-nous ce que disait si joliment Sainte-Beuve de la « Sylphide » : « Qu’était cette Sylphide ? C’était un composé de toutes les femmes qu’il avait entrevues ou rêvées… c’était l’idéal et l’allégorie de ses songes ; c’est quelquefois sans doute, le dirai-je ? un fantôme responsable, un nuage officieux, comme il s’en forme, dans les tendres moments, aux pieds des déesses. »
  2. Les Enchantements de Prudence, par Mme P. de Saman, 3e édition avec Préface de George Sand, Paris, Michel Lévy, 1873, in-16.— Voyez aussi Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 158-163 ; — Léon Séché, Hortense Allart de Méritens, Mercure de France, 1908, in-8 ; — André Beaunier, Trois amies de Chateaubriand, Fasquelle, 1910, in-16 ; — et Comte d’Haussonville, Ma jeunesse, 1814-1830, Calmann-Lévy, 1885, in-8.