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descendre de l’automobile, flâner, badauder, regarder passer les passants, les mille spectacles de la rue si amusants, si instructifs dans une pareille ville.

Nous traversons le Parc, maigre parc tout en longueur, maigres arbres, végétation pauvre et clairsemée comme les cheveux d’un homme dans les affaires, et qui de la tête travaille trop. Ville formidable, tentaculaire ; impression d’une création des hommes monstrueuse, contre nature, entendez contre la nature même des villes ; sensation d’activité, de vitesse, de gens qui ne tuent jamais le temps, mais que le temps ainsi employé tuerait, userait rapidement, si, dès l’enfance, ils n’étaient pas entraînés.

Nous prenons le thé dans une jolie maison de bois toute peinte en blanc, ancienne maison de campagne convertie en restaurant et d’où l’on a une belle vue sur la rivière. C’est l’heure fine et tendre, l’enchantement du crépuscule ; il y a dans le ciel et sur l’eau des nuances infiniment douces. Mais, assez rêvé ! nous rentrons à l’hôtel ; nous nous habillons pour le dîner ; nous ne nous pressons pas ; mais, quand nous descendons, la salle du restaurant est vide. Sommes-nous les premiers ? Non, les derniers. Pourtant, il n’est que huit heures. On dîne ici de très bonne heure, et nous dînons seuls.


Dimanche 23.

Déjeuner chez M. Murray Butler, Président de l’Université de Colombia, et grand ami de la France. Naturellement, toutes les personnes qui sont là ont la plus vive sympathie pour notre pays. Presque toutes parlent le français, les unes admirablement, les autres suffisamment, et, bien que les unes et les autres aient la courtoisie de vouloir causer avec moi, elles aiment mieux parler anglais, et cela se comprend, d’autant plus que mon confrère, André Chevrillon, par le fort bien cette langue dont je n’entends pas un mot. Dès le premier jour, j’ai senti l’infériorité, le regret, la gêne et presque le ridicule, quand on vient aux Etats-Unis, de ne pas parler anglais ; si l’on ajoute que c’est une langue qui est parlée dans les deux tiers du monde civilisé, on s’étonne que tout Français qui se croit cultivé ne la sache pas, comme, au XVIe et au XVIIe siècle, les honnêtes gens savaient l’italienne et l’espagnole. Mais il faut bien se dire que, dans une grande partie de ce qu’on