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connu. Nul ne fut plus éloigné que lui de cette candeur, de cette crédulité un peu naïve qu’on a si souvent signalées dans Ampère. Dans toute la force du terme, c’était un intellectuel, et qui présentait, chose rare ! un admirable équilibre de l’esprit inventif et de l’esprit critique.

Dans les conseils universitaires, à l’Académie, ses interventions, rares et mesurées, avaient un poids singulier, qui tenait moins encore à son autorité scientifique qu’à l’indépendance de son caractère. Fort méfiant, il était peu accessible à la flatterie. Il ne faisait partie d’aucune coterie. « Depuis que la Sorbonne a annexé l’Ecole Normale, » disait un jour quelqu’un devant lui. « Vous voulez dire : depuis que l’Ecole Normale a annexé la Sorbonne, » interrompit-il. Comme Darboux, il pensait que si la Révolution a renversé la féodalité, on l’a avantageusement rétablie dans les Universités. Parvenu aux plus hauts sommets de la science, il planait au-dessus des hommes et des écoles. Pour lui, les considérations scientifiques comptaient seules. Il fut un des rares universitaires qui soutinrent les infructueuses candidatures de Pierre Curie à la Sorbonne et qui, sous sa modestie farouche et ses allures d’ours mal léché, surent distinguer son noble caractère et sa valeur exceptionnelle.


Cette élégance et cette distinction étaient innées en Gabriel Lippmann. Dès sa jeunesse, elles lui valurent de précieux suffrages. J’ai dit plus haut comment il fut apprécié de Jules Simon, de Kirchhoff, de Helmholtz, de Hermite.

Je l’ai vu pour la première fois dans ce milieu éblouissant de haute culture dont ceux qui ont eu le privilège d’y pénétrer ont conservé l’impérissable souvenir ; la philosophie, les lettres, les arts, les sciences s’y mêlaient par leurs représentants les plus fameux : Ernest Renan, Hippolyte Taine, Paul Dubois, Gaston Paris, mon père... Aux réunions qui se tenaient tour à tour chez l’un ou l’autre de ces maîtres, un des plus assidus était Victor Cherbuliez. Romancier, critique, historien, merveilleusement informé des hommes et des choses de France et de l’étranger, nulle part Cherbuliez n’a laissé un souvenir plus vivant que dans cette vieille maison de la Bévue. Il ne brillait pas moins dans la conversation que la plume à la main. Sa fille, qui l’entourait d’un culte touchant, avait hérité de la