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— Mais l’Europe ?...

— Ah ! l’Europe !...

Je revois deux des membres du Haut Conseil d’Albanie. Ils sont assis l’un en face de l’autre, le musulman et le catholique. Celui qu’on appelle le Chef et qui dirige ce Haut Conseil des quatre Régents est le type même du grand seigneur albanais. Aquilin et maigre, son visage immobile a une sorte de noblesse réservée, une gravité que tempère par instants une subite expression de douceur, un sourire affable et triste. En face de lui, l’évêque d’Alessio, en gilet de soie couleur de pourpre, parle un français nuancé. Ses traits fins, rayonnant d’intelligence, tout à coup se sont crispés d’ironie.

— Guillaume était plus sincère, murmure-t-il. Il disait : Les petits peuples n’ont pas le droit de vivre. Les autres parlent du droit des petits peuples, mais ils ne font rien... Ah ! quand on n’a pas un million de baïonnettes derrière soi, on ne vous écoute pas...

L’évêque était à Paris, chef de la délégation albanaise, pendant la Conférence de la paix. Il eut enfin une entrevue avec un haut personnage politique français très influent, qui lui dit :

— Vous avez un million d’Albanais en territoire serbe. C’est vrai, monseigneur. Mais on ne peut pas y toucher. Vous pensez bien qu’on ne peut pas toucher à la carte du monde.

J’ai répondu :

— Mais vous ne toucherez pas à la carte d’Albanie !

Il a dit :

— Vos frontières de 1913, vous avez le droit de les réclamer. Il est possible que les Puissances vous les laissent... Ce n’est pas sûr...

— Mais la justice, Excellence !

Il a répondu :

— Ah ! la justice, monseigneur... la justice !...

Il y a une pause. Monseigneur, penché vers le Pacha, traduit ses propres paroles. Et chaque fois, avec une courtoisie délicate, il nous avertit :

— Je traduis ce que nous venons de dire...

Il s’étonne que l’Albanie soit à ce point inconnue, ignorée des Européens. Il a vu un haut dignitaire du clergé catholique qui lui dit aimablement :

— J’ai été en Albanie.