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donnent à la vie son cours normal. Ils s’imposent à nos actes, à nos gestes, à nos peines, à nos plaisirs. Il est impossible de concevoir la vie sans les livres : elles se résorberait et finirait par disparaître... Bogaert travaillait toujours sous l’influence d’un livre. Il ne concevait la misère que pour l’avoir vue définitivement peinte dans des livres spéciaux. Il s’intéressait à l’amour parce que, dans les livres, il est parfois question de l’amour. Quant à la volupté, elle n’existe que littérairement : ce n’est qu’une anticipation ou un souvenir. Bogaert travaillait afin de perfectionner son isolement et pour ne pas oublier les créations intellectuelles à son existence. Il peignait et gravait comme d’autres font leur pain et leur vin... Jean Bogaert, grand et large d’épaules, toujours vêtu d’un chandail gris, ressemblait, au milieu de ses livres, à un vague saint François d’Assise sportif, parlant aux oiseaux. Sa librairie ressemblait à une volière peuplée d’hôtes colorés à la mode des tropiques ; reliures vert laitue comme des perruches, noires ainsi que des corbeaux galonnés d’or, jaunes ainsi que des canaris. De petits bouquins trapus comme des martins-pêcheurs se miraient dans l’acajou d’un guéridon louis-philippard, posé dans un coin, en présence d’une frégate à sabords blancs et noirs, une maquette de frégate couverte d’une poussière d’appartement, fine et distinguée comme celle des bibliothèques... » Aimez-vous ça ? Les bonnes raisons que vous auriez de le blâmer vous priveraient pourtant d’un plaisir. Avec tous leurs défauts, qui me choquent le plus ou me chagrinent, les romans de M. Mac Orlan laissent un fort souvenir ; c’est une pensée turbulente, une poésie de tristesse et d’entrain, le désespoir d’une activité enivrée d’elle-même, et c’est une quantité de couleurs et de sons, presque une odeur et qui vous entête.

Il y a deux volumes de M. Paul Morand : l’un, Tendres stocks, est de l’année dernière ; Ouvert la nuit, de cette année. Je ne compte pas, dans son œuvre digne de louanges, deux recueils de poèmes qu’il avait donnés d’abord et qui sont abracadabrants, comme ceci : « Lire les visages et les mains, — consulter les vêtements, — surveiller l’usure des semelles, — classer les taches, — se fier aux initiales des chapeaux. — Indépendant... » Cela continue ; il est probable que M. Paul Morand se divertissait à un jeu dont j’ignore la règle. De temps en temps on aperçoit, dans le brouillard de la pensée, une petite lueur : « Fédérons notre ennui sous l’œil du silence — puisque nous redoutons le discours intérieur — tout autant que la parole — et que nous ne pouvons digérer les repas — pris à la vaisselle