Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commune des mots... « Le dernier vers, qui n’est pas un vers, a une drôlerie ingénieuse et adroite. Parmi des calembredaines, un vœu survient : « Exigeons la vie authentique ! » Et c’est peut-être le moment où l’auteur va passer des calembredaines à quelque réalité.

Son œuvre digne de louanges est toute pleine de réalité, mais qu’il arrange avec un art tout dénué de naturel, avec un art souvent délicieux, presque toujours difficile. On ne lit pas M. Paul Morand comme on peut lire M. Mac Orlan, d’une traite. Il faut s’arrêter, recommencer, et gagner son plaisir.

Ce que j’appelais désinvolture et donnais pour l’un des caractères de la littérature nouvelle, c’est précisément la manière de M. Paul Morand, qui n’a point d’obligeance, ne nous avertit pas, ne vous aide pas, écrit comme pour lui seul ; et peu importe que vous ayez grand peine à deviner ce qui l’ennuierait à dire. Il écrit, par exemple, et c’est le début de la Nuit catalane : « J’allais voyager avec une dame. Déjà une moitié d’elle garnissait le compartiment. L’autre moitié, penchée hors de la portière, appartenait encore à la gare de Lausanne et à une délégation d’hommes de nationalités diverses, noués au quai par une même ombre, unis par une églantine semblable à la boutonnière. Des sonneries grelottaient. Les voyageurs coulaient sur l’asphalte. Au haut d’un tronc ajouré, le signal tendait ses fruits écarlates que l’horaire fit tomber. Un coup de sifflet entra. La dame serra des mains par-dessus la vitre baissée : main britannique, tachée de son ; charnue main germanique ; main en vélin d’un Russe ; doigts effilés d’un Japonais. Enfin un jeune Espagnol, dont la cravate de chasse cachait une furonculose, offrit une main sale, baguée de cuivre, en disant : Adieu, doña Remedios ! » Vous êtes un peu ébaubi ; vous le seriez beaucoup moins, si vous saviez que doña Remedios, veuve d’un libertaire qu’on a récemment fusillé à Barcelone, vient d’un congrès anarchiste et que ce sont les représentants de l’Internationale qui, l’ayant accompagnée, lui font leurs adieux. L’auteur le sait, feint de ne rien savoir et affecte de regarder avec une fausse naïveté des formes, des couleurs, des images qu’il interprète au mépris de leur vérité, comme ces lampes des signaux qu’il s’amuse à prendre pour des fruits écarlates. Quand vous aurez la même information que lui, au sujet de Mme Remedios et de ses compagnons, vous relirez cette page et vous en apprécierez le subtil et matin travail.

Quelquefois, la seconde lecture vous laissera, — ou m’a laissé, — dans la même incertitude que la première ; et vous en aurez, je crois, un peu d’ennui. Le train part et : « Alors la foule s’ouvrit et par la