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Aussi, quand les deux Empereurs traversèrent la ville en voiture découverte, ils furent accueillis par une foule plus curieuse que sympathique. Quelques murmures s’élevèrent même sur le passage des souverains, mais assez discrets encore pour ne pas être entendus par l’autocrate auquel ils s’adressaient. Cette hostilité ne tarda pas à se manifester plus ouvertement. Le lendemain matin, au Palais de Justice, M. Floquet accueillit le Tsar par le salut provocateur : « Vive la Pologne, Monsieur ! » Et le soir, à la sortie de gala de l’Opéra, la berline impériale contenant dans le fond l’impératrice Eugénie et la princesse Mathilde, sur la banquette les deux Empereurs, passait devant le Bazar des voyages quand de la foule s’éleva le même cri séditieux : « Vive la Pologne ! » Comme le carrosse était éclairé à l’intérieur, l’Impératrice regarda le Tsar. Il voulait paraître impassible, mais, à sa pâleur, elle comprit qu’il avait eu de la peine à réprimer un frisson de colère. Celui qui eût osé proférer un pareil cri en Russie n’eût pas tardé à être déporté en Sibérie...

Si une manifestation aussi hostile accompagnait partout le Tsar, contre lequel la nation française n’avait aucun grief personnel, quel serait l’accueil réservé au roi de Prusse au lendemain de Sadowa, que les plus perspicaces considéraient non sans clairvoyance comme le prélude des désastres de la France ?...

C’est à grand peine que, prétextant des embarras protocolaires, la diplomatie française avait fini par obtenir que les deux souverains n’arrivassent pas ensemble à Paris comme ils en avaient manifesté l’intention ; la seule concession de M. de Bismarck avait été de mettre quatre jours de distance entre les deux arrivées : le 1er juin, Alexandre avait précédé, Guillaume le suivit le 5, et le 6 devait avoir lieu la grande revue de Longchamp.

Comme on supposait que le roi de Prusse serait plus exposé à l’animosité du public que l’empereur de Russie, l’Impératrice, confiante dans la galanterie française envers les femmes, réclama Guillaume dans sa voiture et tous deux en effet arrivèrent au champ de courses sans encombre.

Au retour de la revue, se produisirent deux incidents, l’un comique, l’autre tragique, celui-ci plus connu que celui-là et pourtant le petit fait-divers qui appartient à la chronique a contribué à enrayer l’événement dont la réussite eût changé le