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grand peine la cohue au milieu des rires des spectateurs, l’homme continue à aboyer et le chien à hurler... Puis, emporté par son cheval, le malheureux écuyer escorte la calèche en déclamant des vers de Ruy Blas... Il était devenu fou et le lendemain on lui mettait la camisole de force. Dans ses moments de calme on le menait au Bois de Boulogne, et rien n’était plus pénible à l’Impératrice que de rencontrer son ancien serviteur qui ne répondait pas à son salut, — ne la reconnaissant pas !...


Cependant le cortège avait fini par arriver aux Tuileries. L’Impératrice venait de rentrer dans son boudoir quand elle vit paraître sur le seuil l’Empereur qui s’avançait vers elle avec sa démarche calme et son sourire habituel : son attitude indifférente contrastait tellement avec ses premières paroles qu’il semblait conter l’aventure d’un autre. L’Impératrice, abasourdie par ce contraste, ne comprit pas au premier moment.

— On vient, dit-il, de tirer sur le Tsar...

— Sur le Tsar ?... et sur vous alors ?

— Oui, et j’ai pu dire à mon compagnon : « Sire, nous avons été au feu ensemble, mais nous n’avons rien eu ni l’un ni l’autre. »

— C’est sur lui qu’on a tiré, soit, — mais vous avez couru le même danger... et vous n’êtes pas plus ému ?... Cette fois, vous avez rempli le rôle ingrat et dangereux que je joue quand nous sortons ensemble : On a tiré sur l’Empereur, dit-on, mais on n’ajoute jamais : — « Et sur l’Impératrice ! » On oublie que je cours autant que vous le risque d’être touchée, — et l’on m’enlève même la gloire du danger couru !... Allons, racontez...

Et l’Empereur, avec un sang-froid imperturbable, comme s’il eût conté une pièce à laquelle il eût assisté du parterre en simple spectateur, conta la scène de la cascade, la présence d’esprit de l’écuyer Raimbaut, le pauvre cheval qui avait reçu la balle destinée au Tsar, celui-ci se penchant avec angoisse sur ses fils, leur prenant les mains, les palpant, leur demandant en russe s’ils étaient blessés...

— Mais c’est épouvantable, s’écria l’Impératrice, révoltée à la fois comme souveraine et comme descendante de ces hidalgos