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salut, et que c’est tout uniment affaire de grâce, on en conclut qu’il est passablement inutile de se rendre digne de cette table sainte par quelque discipline onéreuse ; on est sauvé d’avance, ou bien on ne l’est pas ! Ainsi va la dialectique mondaine ; et le quartier général où elle s’approvisionne n’est autre que ce Port-Royal sur lequel jadis Zamet avait compté pour réchauffer les âmes de la Cour. Et d’ailleurs, à l’intérieur même de ce monastère, où se barricade une théologie par laquelle le monde se croira dispensé d’être pieux, certaines âmes qui ont rompu avec le monde s’édifient entre elles, prient, méditent, guettent le miracle qui d’en haut paraîtra sanctionner leurs démarches, et préparent au jour le jour chacun de leurs lendemains comme une journée de « conversion, » la conversion ne leur semblant jamais assez radicale, ni assez durablement affermie.

Mais l’esprit du monde, plus attentif aux doctrines théologiques forgées dans Port-Royal qu’aux exemples d’ascétisme qui s’y multiplient, fera bientôt un pas de plus ; l’heure approche où, à la faveur de la théologie port-royaliste, on se croira dispensé de la vertu parce qu’impuissant à la pratiquer, et dispensé du bien, parce qu’impuissant à l’accomplir. Il y a quelque chose de cornélien, cela ne fait pas de doute, dans certaines âmes de Port-Royal, dans une mère Angélique, dans une Jacqueline Pascal ; mais si vous cherchez, à l’Hôtel de Bourgogne, quelque traduction dramatique des doctrines de Port-Royal sur la prédestination, asseyez-vous au parterre le jour où l’on joue la Phèdre de Racine. Cet enfant prodigue de la maison demeure un très exact interprète de Jansénius.

« On accuse Phèdre d’être janséniste, dit quelque part Voltaire ; je l’ai entendu dire dans mon enfance, non pas une fois, mais trente. » On avait trente fois raison de parler de la sorte, aux oreilles du petit Arouet. Phèdre est « entraînée » par un « charme fatal : » pour triompher de ce « charme, » — de cette délectation victorieuse, diraient les jansénistes, — une autre délectation victorieuse lui a manqué : la grâce. Le grand Arnauld va tirer exemple du personnage de Phèdre, pour illustrer sa propre théologie : « Il n’y a rien à reprendre, déclare-t-il, au caractère de Phèdre, puisque par ce caractère l’auteur nous donne cette grande leçon que lorsqu’en punition des fautes précédentes Dieu nous abandonne à nous-mêmes et à la