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perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne puissions tomber même en les détestant. » [1]

Bientôt le dix-huitième siècle est aux écoutes, un siècle qui n’a plus le sens chrétien du péché, et pour lequel le mot même de péché semble avoir quelque chose de désuet ; et ce siècle, reléguant dans les sacristies jansénistes tous les beaux avis de repentance, retiendra simplement que la passion est irrésistible, ainsi que l’ont professé de saintes gens fort peu suspects de complaisance pour elle, les saintes gens de Port-Royal. Des Grieux dira à Manon, dans le roman de l’abbé Prévost : « Je me sens le cœur emporté vers toi par une délectation victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère, » Arrière donc les Sulpiciens qui, la bulle Unigenitus en mains, crieraient à Des Grieux : Tu es libre, fais effort sur toi-même et lutte contre toi-même ! Un amoureux préfère écouter les théologiens adverses et se laisser persuader par eux de la servitude de son prétendu libre arbitre. Il sera donc serf de sa passion pour Manon ; il en sera serf avec volupté ; et si des scrupules le lancinaient, c’est dans la théologie janséniste qu’il chercherait des narcotiques. Quelle humiliation posthume qu’un tel disciple, pour les grands docteurs de Port-Royal ! Des Grieux, pour s’attacher à Manon, ne demande pas son excuse à ces in-folios latins que les casuistes destinaient aux seuls confesseurs, et que révéla Pascal au troupeau des fidèles ; il lui suffit, à lui, d’interroger sur la liberté humaine un des multiples libelles qui défendaient Jansénius contre Rome. Silence aux Sulpiciens ! Le fatalisme, voilà désormais sa morale : et d’être l’amant de Manon, voilà désormais son destin.

De pieuses âmes, cependant, tout le long du XVIIIe siècle, continuent de faire pèlerinage, par une succession d’étapes « jansénistes, » vers les décombres de Port-Royal des Champs ; M. André Hallays, naguère, les suivait sur cette voie douloureuse [2], à l’aide d’un petit livret qui s’imprima, vers la fin du règne de Louis XV, pour guider leurs prières. Ainsi se poursuivait leur vie spirituelle, tandis qu’autour d’elles le monde des philosophes et le monde des salons justifiaient à longue échéance ce qu’avait annoncé dès 1655, dans son livre le Chrétien du

  1. Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’article de Dom Pastourel : L’hellénisme de Racine (Les Lettres, 1er août 1921), auquel nous sommes très redevable.
  2. André Hallays, le pèlerinage de Port-Royal (Paris, Perrin).