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je me borne à apporter mon témoignage sur une époque mal connue de cette armée volontaire, dont les exploits éclatants ne seront, sans doute, estimés à leur juste valeur que beaucoup plus tard

Je raconte ce que j’ai vu et entendu. Tels les événements défilaient sous mes yeux, tantôt importants et dignes de l’histoire, tantôt simples épisodes, tels je les notais sur mes carnets.

Ces modestes carnets, qui ne me quittent jamais, m’ont permis de reconstituer la série des tourments et des souffrances, alternant avec les joies rares et brèves, et surtout de décrire le moral et d’analyser l’esprit superbe qui anima nos chefs et leur héroïque petite armée.

Je suis un témoin : je ne suis ni un critique, ni un juge. D’autres, plus documentés, viendront après moi et diront tout ce qu’il faut penser de cette époque admirable. Ce que j’offre au lecteur, ce sont les impressions vécues d’un Russe, auquel Dieu réservait le grand bonheur de partager les épreuves auxquelles nous appelèrent Alexéïeff et Korniloff.


I. — DEUX PARTIES DE BRIDGE

Je n’ai jamais été joueur, bien qu’il n’y ait guère de jeu que je ne joue ou que je ne sache jouer. Pourtant, le bridge, qui ordinairement me fait bâiller dès le troisième robber, et m’incite à chercher un endroit où l’on ne soit pas forcé de penser aux as, rois, dames et valets, aux honneurs et aux sans-atouts, a quand même rempli dans mon existence un rôle extraordinaire.

Deux fois, j’ai joué ma vie au bridge. Et le hasard a voulu que, les deux fois, j’aie gagné.

Le soir du 1er décembre 1917, je reçus la visite de M. Chtetinine qui me proposa, au nom du général Alexéïeff, de prendre la direction d’un grand journal anti-bolchéviste. Le général était à cette date dans la région du Don : autant dire que j’étais invité à me rendre à Rostow-sur-le-Don.

Nos journaux, le Novoié Wrémia [1], et le Wetcherneié Wrémia [2], avaient été déjà supprimés par les bolchévistes, et je ne prenais pas part à la publication des feuilles dénommées

  1. Le Nouveau Temps.
  2. Le Temps du Soir.