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Outro [1] et Wetcher [2], organismes artificiels, qui devaient remplacer des noms si chers à mon cœur. Les bolchévistes m’ayant par hasard oublié, je n’étais pas pressé de partir. A cette époque, nous étions fermement persuadés que l’absurde et odieux pouvoir de Lénine et de Trotzky-Bronstein ne pourrait durer. Ayant une profonde estime pour notre grand sage, le général Alexéïeff, et fier de son choix, je consentis immédiatement. Nous étions déjà dans l’antichambre, M. Chletinine et moi, nous disant adieu, quand retentit un appel de téléphone :

— L’imprimerie est occupée par les bolchévistes, les journaux cessent de paraître, m’annonçait une voix fortement troublée.

Il fallait éclaircir le fait. Je quittai en hâte mon « home, » où je ne devais jamais revenir ; mais je ne prévoyais certes pas alors une telle éventualité.

Je me rendis simplement chez notre gérant, Grammatikoff, — par qui j’avais été, très à propos, invité à un bridge, — afin de me concerter avec lui. Mon ami Grammatikoff est un homme de décision : il n’hésita pas à se jeter dans la gueule du loup ; c’est-à-dire qu’il se rendit immédiatement à Smolny, où siégeaient nos nouveaux seigneurs, afin d’avoir des explications. Pendant ce temps, nous autres commençâmes le bridge.

Quand il rentra, deux heures après, Grammatikoff m’informa que notre imprimerie était en effet saisie par les bolchévistes et que nous-mêmes allions être arrêtés. Il avait vu de ses propres yeux un chiffon de papier portant l’ordre de son arrestation, mais il avait répondu avec hauteur au soldat illettré qui le lui présentait, qu’il était venu en personne à Smolny pour affaires importantes et qu’on eût à ne pas l’inquiéter. Le soldat, encore incertain de son pouvoir, obéit, et Sacha (ainsi que nous appelions notre ami) put regagner paisiblement sa demeure.

Il commençait à se faire tard. Il me fallait, ou rentrer chez moi, ou passer la nuit chez mon hôte. Sacha me conseillait de rester. Je décidai de rentrer, si le plus dévoué des isvostchnik, Ivan, un serviteur de vingt ans, était encore là ; sinon, je resterais. Le sort voulut que, dans ce jeu de hasard, dont l’enjeu fut ma vie, j’eusse encore la chance pour moi. Mon cher

  1. Le Matin.
  2. . Le Soir.