Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

convaincu que Rostow, de même que Novolchcrkassk, était déjà au pouvoir des bolchévistes. Je me gardai bien de le détromper. Peu de temps avant Lisky, le prince O... nous proposa, au comte K... et à moi, une partie de bridge. J’acceptai avec plaisir. Et notre commissaire nous ayant demandé la permission de suivre la partie, nous y consentîmes de la meilleure grâce du monde.

Mes partenaires étaient prévenus que je me nommais, non plus Souvorine, mais, du nom de mon metteur en pages, Miakine. La partie s’engagea : c’était ma seconde partie de bridge avec les bolchévistes.

Je gagnai le premier robber. Le prince O... marquait. Il dit à haute voix : « O... a perdu 3 ; K... a perdu 8 ; et Souvorine a gagné... » Il s’arrêta net. Il ne me restait qu’à continuer la phrase commencée. « Onze, » dis-je. Je ne me rappelle plus si j’ajoutai à son adresse les quelques bons souhaits mérités.

Le commissaire nous enveloppa d’un regard surpris et haineux. Il n’y avait pas une minute à perdre. Le train approchait de Lisky, station toute grouillante de ces soldats « fatigués » qui ont continué pendant trois ans de batailler contre nous sous les enseignes de Bronstein. Il fallait agir. Je pris le taureau par les cornes, et, allant droit au commissaire :

— C’est bien mon nom, lui dis-je. Je suis Boris Souvorine. Je m’adresse à votre sentiment de l’honneur, pour vous prier de ne pas me dénoncer.

J’ajoutai que je ne me laisserais pas prendre sans résistance, que la dénonciation était chose vile, quoi encore ?

Mes paroles eurent un effet inattendu. Le commissaire joua au gentilhomme, dont la dignité se trouvait offensée par le soupçon qu’il put livrer même un ennemi politique.

Cependant nous étions arrivés à Lisky. La durée de l’arrêt me parut une éternité. Quand, enfin, le train s’ébranla, nous ne nous sentîmes plus de joie, à l’idée que le danger était passé. O... avait une bouteille de vieille vodka polonaise. Nous en fîmes les honneurs à notre bolchéviste, qui ne tarda pas à tomber complètement ivre. Nous le couchâmes et nous en finies bientôt autant, après avoir bu encore quelques verres à ma délivrance, et accablé O... de virulents reproches pour son étourderie.

Nous arrivâmes à Tchertkovo de grand matin. En jetant