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de l’aire. On la balayait à la nuit, on la laissait luisante comme un parquet, et, cette fois, pour danser... Oui, danser, après l’accablant labeur... On soupait à la hâte, on roulait une barrique sur l’aire, on attendait la lune, et quelqu’un sortait d’on ne sait où un violon à la main, et grimpait sur la futaille, et jouait de l’archet. Et tout ce monde de baller. On dansait le « saut de la pie » ou l’on s’élance et retombe sur place, et le « rondeau gascon, » où l’on fait tourner les femmes en l’air, où on se les jette presque de mâle en mâle, comme des bouquets de fleurs. Bien entendu, Jean de Heugarolles courait décrocher son instrument. Pour lui, on plantait une chaise sur la barrique, et de là il attaquait les cordes. Il aurait fait danser des sabots, et l’on dit que, pour accentuer le rythme, pour animer les pas, il battait la mesure de son gros soulier sur le bord du fût.

Tout cela est relaté au cours de la saison, ou se lit à travers le relevé des journées, suscitant un intérêt renouvelé devant ces façons anciennes de la terre, et devant l’amour que ces rudes gens lui portaient, sous le poids de sueurs que nous ne soupçonnons plus ; et cela constitue un enchaînement émouvant de fatigues et de soucis qui va de nos pères jusqu’à nous, en face d’une même vie et d’une même fin. De plus loin encore, de très loin, par delà les générations dont nous sommes issus, du commencement des rites culturaux, puisque la faucille dont mon arrière-grand oncle se servait était toute pareille à celle que Ruth, en se couchant, laissa tomber aux pieds de Booz endormi.

La faulx vint ensuite. Devant ce long outil, alourdi du râteau pour verser le blé à gauche, les femmes se récusèrent. On ne les vit plus chatoyer parmi le peuple des épis. A peine paraissaient-elles le matin et l’après-midi pour porter comme les enfants auparavant le pain et le vin aux hommes. Ceux-ci tout de même continuèrent à chanter. Non plus de ces airs de rire et de baisers, entonnés par une jouvencelle, mais de mélancoliques mélopées, chargées du regret de ces compagnes capiteuses. J’ai connu de tout temps la moisson à la faulx. Enfant, échappé de mon lit, enfui de ma classe, tapi sous un buisson comme un merle, j’allais longuement contempler les faucheurs au travail. J’aimais à voir ce grand branle régulier, cette chute lourde et rigide de l’épi, cette terre peu à peu dévêtue, que la clarté semblait baigner plus intimement, cet horizon qui gagnait en