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éparpillée par le premier aide, passée par le second à l’engraineur, poussée par celui-ci dans la gueule ouverte, elle éclate contre la grille, tandis que le cylindre enfle son ronflement et l’accentue d’un éclat sec, comme s’il donnait un coup de mâchoire. Et une autre gerbe succède et une autre encore, une autre toujours. Et le grain pleut sur les cribles, y saute, s’y trie, s’y vanne sous les pelles qui l’éventent, est puisé par la chaîne, versé dans le couloir aboutissant aux sacs, s’accumule, jusqu’à ce que des clapets levés lui ouvrent une issue. Et si, dans le remplacement d’un sac plein par un sac vide, on hésite, un flot courbe, compact, gicle du flanc de la bête de fer, un flot de blé dépouillé, qui tombe à terre avec la sonorité d’une chute d’eau. Et pendant qu’il ruisselle, la balle, balayée par le souffle intérieur, fait irruption au dehors, comme crachée, et la paille embarquée sur son trottoir, agrippée par les crochets, gravit de lanière en lanière en couches flottantes, et dégorge par paquets continus. Les hommes se hâtent pour suivre l’allure. Ils ne s’appartiennent plus. La chair ici assure une fonction comme le bois et le métal. L’homme obéit et sert. Il s’agit de ne point retarder le monstre qui broie, digère, rejette, lui qui ne souffle jamais, ne bronche jamais, ne ralentit jamais, dont le grondement inapaisé dit la faim inassouvie. Et les mains et les bras ne cessent d’alimenter ici, de manipuler là d’amonceler plus loin, et de vider et de remplir encore, et les pieds de courir ou de piétiner, et les yeux de s’attacher à la tâche urgente. Et le mouvement arrive à son plein. La machine utilise la vitesse acquise, l’homme bénéficie de l’habitude du geste. Tous rendent un effort entier, précis, enchainé, conjugué. Et, comme une haleine lourde, sortie de ces organismes au labeur, une poussière épaisse monte, stagne au-dessus de l’air, enveloppant gens et choses, à travers laquelle les individus et les objets ont l’air de vaciller. Elle vient des cendres, du monde infini des molécules arrachées à la terre ou charriées par les pluies, des débris impondérables de tout ce qui meurt sous le firmament, et que, au cours des mois où ils ont germé et où ils ont crû, les grands blés ont chargé sur leurs tiges et sur leurs épis barbelés. Et maintenant ils la rendent sous les écrasements et sous les chocs... Et le soleil, le flamboyant soleil de la canicule envahit le chantier. On a commencé quand il se levait. Il se penche pour voir, de plus en plus, à mesure qu’il gravit, criblant l’aire de ses rayons dardés,