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abondante et soignée. Ils mangent le matin une omelette aux pommes de terre et du jambon passé sur le gril ; à midi de la soupe et une « sauce de volailles, » à la graisse d’oie, onctueuse et succulente ; et le soir, où l’on se restaure après tant de fatigue, du potage, du dindon bouilli et farci, des canards rôtis, à commencer par le vieux mâle de semence à bout de course amoureuse, enfin de tendres haricots nouveaux en ragoût, ramassés à la rosée, le long des tiges de maïs. Pour le vin, il circule à volonté. Au souper, il est doublé de café et triplé d’armagnac… Après quoi ils peuvent bien rentrer « à nouste, » chez eux, cigarette aux lèvres, avec ou sans lune : ils ne trébuchent point en chemin… Si, à midi, ils ont mangé si sobrement, c’est que l’on ne fait plus la sieste, que l’on rentre tout de suite, sous le soleil. La dernière bouchée avalée, la machine siffle et la danse reprend… Où sont les lents sommeils d’antan, dans la grange, la tête sur une gerbe, les doux sommeils mêlés ?… Les vieux s’y abandonnaient, revenus des choses sentimentales, mais les jeunes, filles et garçons, n’y glissaient qu’un moment, vite réveillés et rapprochés pour deviser à voix étouffée, ou seulement se tenir la main en silence, les yeux au loin, comme ils font ici… Plus de sieste non plus que de goûter. Et le vieux chêne au bord de l’aire a oublié le casse-croûte pris à son ombre, en commun, où l’on trempait des pêches dans du vin, tandis que le premier souffle de la fin du jour passait, éventant les faces poussiéreuses, le vent vespéral et déjà fraîchissant.

La journée tout de même s’achève. La dernière gerbe est vidée, le dernier sac empli ; le ronflement du batteur s’éteint dans les tôles sonores. Tout s’arrête comme par enchantement. Les outils tombent des mains, la courroie du volant, tandis que la pesante roue suspend sa course, d’un tour à l’autre. La locomobile seule est encore sous pression. On l’entend haleter. Alors le chauffeur l’ouvre, la vide de son feu, et,. pour la soulager, précipite les coups de sifflet. Ils s’en vont vibrer, éclater de cirques de bois en cirques de collines, par-dessus le pays, multipliant des échos perçants, comme des cris d’alarme. Et puis tout se tait comme tout a fait halte. Et le soleil s’abîme, vaste et rouge, dans un incendie…